De verre et de fer, habiter la modernité

Comment décrire, où classer cette incroyable demeure, quand pensées, décoration, matières et architecture se rencontrent pour concevoir et construire un modèle d’habitat entièrement nouveau, sans nul équivalent ailleurs, résolument d’avant-garde ? Quand le verre ordinaire, le bois éloquent et l’acier austère deviennent des éléments de prestige et de curiosité? Ici, inséré dans une de ces maisons traditionnelles du quartier Saint-Germain à Paris dont le dernier étage ne pouvait être détruit, un bâtiment déjoue conventions courantes et règles classiques. Grâce au génie d’un homme dont la vie est relatée dans ces pages aux nombreuses références, écrites par un collectionneur qui a étudié avec autant de passion que de savoir l’œuvre d’un inventeur de formes, doué de multiples talents. On découvre avec surprise, grâce à un vaste ensemble de photographies, ce volume translucide de la modernité et les éléments - table basse, fauteuil à pans coupés, canapé épuré, bureau « tulipe », coiffeuse et tabouret - qui lui donnent son style de l’accueil.     

 

 

Entre cour et jardin, évoquant ces maisons japonaises où rien n’arrête ni la marche ni le regard, témoignage parfait du Ma, cette notion difficile de l’Extrême-Orient qui unifie espace et temps, l’architecte Pierre Chareau (1883-1950), à la demande du Docteur Dalsace, a édifié sur trois étages une espèce de théâtre de la vie quotidienne mais également une scène des relations sociales, car la maison est « conçue pour être aussi un lieu de représentation, apprécié pour ses représentations cinématographiques privées, ses réceptions et ses réunions ».

 

 

Grâce à un incroyable jeu d’escaliers qui se recoupent, de poutrelles qui s’effacent alors que d’autres restent visibles, de parois qui coulissent, de tiroirs qui s’escamotent et de tables qui pivotent, un ensemble unique, une sorte d’« iceberg » pour reprendre le mot paru dans un article d’une revue américaine, voit le jour en 1919. L’endroit est si original que le cinéaste Marcel L’Herbier y tourne en 1923 « L’inhumaine » puis « Le vertige ». En 1904, Chareau s’était marié avec Louise Dyte (1880-1967) surnommée Dollie, institutrice et professeur d’anglais. Beaucoup de ses clients deviendront des amis. Il travailla notamment pour les frères Bernheim, en concevant le Club-house du golf de Beauvallon, dans le Var, structure en béton armé (inscription au titre des monuments historiques par arrêté du 22 décembre 1993).

 

 

Pierre Chareau est un de ces créateurs qui entend apporter un souffle fondateur et un regard neuf sur le mobilier, l’architecture, la décoration, l’esthétique de son temps d’une façon générale. Il est  membre de l’UAM (Union des Artistes Modernes, 1929-1958), qui tient sa première exposition en 1930, dont le rôle avec Formes Nouvelles a été moteur dans le renouveau de l’habitat et du mobilier. Il partage cette ambition avec d’autres artistes, membres comme lui de l’UAM, Rob Mallet-Stevens, Francis Jourdain, Jean Burkhalter, Jacques Le Chevallier ou encore, un des plus célèbres d’entre eux, Le Corbusier. Une partie importante de cet ouvrage est consacrée aux carrières de ces hommes entreprenants, audacieux, inspirés, contemporains de Chareau, qui l’ont accompagné dans son aventure, l’ont connu, qu’ils soient peintres, musiciens, graveurs, couturiers, ingénieurs. Certains ayant été oubliés, c’est un des intérêts du livre et non des moindres de les voir revivre ainsi, à travers leurs réalisations, leurs projets, des anecdotes. D’autres, restés célèbres, comme Juan Gris, Walter Gropius, Sonia Delaunay, Emile Gallé, Jean Lurçat, Jacques Doucet, sont présentés sous des angles parfois inédits et tout aussi intéressants. C’est l’époque où avec Mondrian et surtout Theo van Doesburg, le mouvement De Stijl conçoit ses principes révolutionnaires réunis sous le nom de néo-plasticisme. Pierre Chareau collabora notamment avec l’architecte néerlandais Bernard Bijvoet, proche du courant De Stijl,

 

 

Chareau part pour les Etats-Unis en 1940. Ce sera le début d’une seconde étape de son existence. Denis Doria en révèle tous les détails, montrant les réussites et les difficultés de Chareau, « doté d’une hypersensibilité qui peut le rendre vulnérable » et « peu préparé à l’affrontement des egos et à l’âpreté de la concurrence ». Citons ses réalisations les plus célèbres, comme en 1947 à East Hampton, sa maison à  la « pièce unique », et en 1950, la demeure de la pianiste Germaine Monteux et de l’écrivain Nancy Laughlin, « La colline » à Spring Valley. Il répond encore à la commande du peintre Robert Motherwell, à East Hampton (1947) pour une maison « qu’il souhaitait voir réaliser avec des éléments en tôle provenant des surplus de l’armée. La difficulté de cette construction résidait cette fois dans le peu d’éléments à sa disposition : de grandes vitres provenant d’une vieille serre et des tôles de l’armée. Il réalisa toutefois deux étages avec chambres, salles de bains et cabinets de toilette ». Un journaliste du New-York Times en 2007 estimait qu’ « aucune autre maison en France ne réfléchit aussi bien les promesses magiques de l’architecture du XXème siècle que la Maison de Verre ».

 

 

Dominique Vergnon

 

 

Denis Doria, Pierre Chareau, un architecte moderne de Paris à New-York, éditions Michel de Maule, 477 pages, 15,5x24 cm, septembre 2016, 35,50 euros.

 

 

 

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