Le Caire confidentiel, entretien avec Tarik Saleh

Le Caire a ses (dé)raisons…

 

Le Caire Confidentiel, de Tarik Saleh, est un film qui, de fait, risque de rester très confidentiel en Égypte, puisqu’il entend dénoncer, à travers son intrigue policière, l’importance de la corruption qui règne aujourd’hui dans ce pays. Mais la force de sa démonstration lui a déjà valu de remporter le Grand Prix du Festival de Sundance et, en France, celui du Festival du Film policier de Beaune.

 

Il y a une invraisemblance majeure dans Le Caire Confidentiel : tout un chapitre de ce thriller tourne autour de la récupération des négatifs de photos compromettantes, alors que nous vivons désormais dans l’ère du numérique (le film lui-même n’a-t-il pas, sauf erreur, été tourné en HD ?). Mais cet anachronisme se révèle judicieux, car il contribue à inscrire cette histoire, si égyptienne soit-elle, dans la tradition du film noir américain, avec l’efficacité propre à ce genre : un private eye, enquêtant sur ce qui paraît être au départ un simple fait divers, met peu à peu au jour une affaire d’une ampleur telle qu’il se heurte aux plus hauts représentants du pouvoir et aux services de sécurité de l’État.

Donc, tout commence avec le meurtre d’une chanteuse célèbre, mais qui semble bien avoir exercé aussi le métier de call girl, et qui, de mèche avec un photographe dissimulé derrière des miroirs sans tain, ne dédaignait pas de faire chanter ses clients fortunés. Peut-être rêvait-elle sincèrement d’épouser le dernier en date ? Elle aurait dû comprendre que ce n’était qu’un rêve : ce promoteur immobilier-marié-père de famille n’allait pas bouleverser son existence pour ses beaux yeux.

Arrive Nour, notre private eye, à ceci près qu’en l’occurrence, ce n’est pas un « privé » : il est officier de police. Cela devrait simplifier les choses. Cela les complique. Car, comme tous ses collègues, et comme son supérieur hiérarchique, qui se trouve être son oncle, c’est un ripou. Son premier geste, lorsqu’il débarque sur le lieu du crime, est de faire glisser dans sa poche la liasse de billets qu’il trouve au fond du sac de la victime.

Ripou, mais pas trop quand même. Il ne garde pas tout pour lui. Il partage avec les autres policiers, suivant des règles tellement bien définies qu’on les dirait tout droit sorties d’un code du travail. Et il sait, contrairement à la victime, qu’il y a des limites qu’il vaut mieux ne pas franchir. À trop jouer avec le feu de la corruption, on risque de se brûler les doigts.

Mais cette modération est vaine, et c’est ce qu’entend montrer Le Caire Confidentiel. Il n’y a pas de « juste mesure », il n’y a pas de degré dans la corruption. De même qu’une femme ne peut être un peu enceinte, un policier ne peut être simplement un peu corrompu. Sans doute le crime de Nour consistant par exemple à piquer un CD à un marchand de CD sous prétexte que c’est un CD pirate n’est-il pas de la même gravité que celui qui consiste à faire liquider par un tueur professionnel une maîtresse « encombrante ». Mais tout cela relève d’un même système et un policier, dès lors qu’il est ne serait-ce que légèrement corrompu, n’est plus en mesure de s’opposer à plus corrompu que lui. À ce sujet, signalons que l’intrigue n’est pas d’une rigueur extrême ‒ une call girl amie de la victime va-t-elle vraiment reproduire les mêmes petits jeux que celle-ci quand elle en connaît désormais les risques ? ‒, mais c’est sans doute faire au film un faux procès : la corruption ne serait pas corruption si sa logique n’échappait pas à la logique.

Autant le dire tout de suite : les amateurs de happy end devront chercher ailleurs. Le réalisateur Tarik Saleh, d’origine égyptienne mais de nationalité suédoise, nous laisse bien peu d’espoirs sur l’avenir, en tout cas sur l’avenir proche du pays de ses pères, où il n’a d’ailleurs pas eu l’autorisation de tourner son film. Un temps, on peut croire que le « Printemps égyptien » ‒ puisque cette révolution éclate pendant que le héros mène son enquête ‒ va faire souffler un vent de vertu. Mais si le méchant est contraint de quitter le pays, il ne sera jamais puni comme il conviendrait, et il est clair que le système ne va pas guérir de sa gangrène du jour au lendemain. Peut-être Nour renoncera-t-il à son métier de policier ? Mais on se souvient que Clint Eastwood n’avait jeté son badge à la fin de Dirty Harry que pour reprendre du service dans plusieurs épisodes. Et l’oncle de Nour est de toute façon bien trop vieux pour changer ses habitudes.

Se pose alors ici, de manière plus générale, une question qui touche à la fonction même de l’art. Jusqu’à présent, le héros d’une histoire, qu’il se nomme Hercule, Rodrigue ou Superman, réglait, certes, des comptes personnels, voire intérieurs, mais son itinéraire individuel avait un retentissement positif sur toute une communauté, pour ne pas dire sur toute la planète, et c’était ce lien qui donnait à ses aventures leur charme et, meiux encore, leur sens. Mais aujourd’hui, on dirait qu’il n’y a plus de milieu : il y a, d’un côté, des héros de blockbusters, aux pouvoirs infinis, mais, nous le savons bien, parfaitement imaginaires ; de l’autre, les héros, lucides certes, mais totalement impuissants, de films qui entendent dénoncer absurdités et injustices, mais qui s’en tiennent là, partant du principe qu’il serait malhonnête de présenter une réalité noire sous un jour rose et posant qu’il suffit de montrer une aberration pour la détruire. Citons, parmi les derniers représentants de ce genre optimiste-mais-désespéré, Noces du Belge Stephan Streker ou Tempête de sable, de l’Israélienne Elite Zexer (tous deux sur les mariages arrangés). Il nous semble, pour ne citer qu’un seul exemple, qu’un Stanley Kramer faisait un travail plus utile en réalisant, il y a cinquante ans, Devine qui vient dîner, la fonction de l’art étant d’être en avance sur son temps, autrement dit de ne pas s’en tenir au constat et d’inventer aujourd’hui des mensonges qui seront les vérités de demain.

 

FAL

 

Vous êtes d’origine égyptienne, mais de nationalité suédoise, et vous vivez en Suède. Que répondez-vous à ceux qui vous diront que vous n’avez peut-être pas la légitimité requise pour faire un film sur l’Égypte actuelle ?

 

Tarik Saleh <> Je leur réponds qu’ils ont bien raison de poser cette question, puisque je me la suis moi-même posée en écrivant le scénario. Après la Révolution, il y a eu toute une vague de films égyptiens très intéressants, mais je me suis rendu compte que leurs réalisateurs s’étaient heurtés à des difficultés que moi, je ne rencontrerais pas. Et que j’avais, non pas seulement le droit, mais le devoir de faire mon film. Car j’étais, sinon le seul, du moins l’un des deux ou trois seuls réalisateurs à pouvoir raconter cette histoire, autrement dit possédant un passeport européen permettant de dire : « Je vous emmerde ». Tout réalisateur égyptien tournant un tel film se serait immédiatement condamné à être un réfugié, et la condition de réfugié, par les temps qui courent, n’est pas exactement celle dont on peut rêver.

 

L’un des sens possibles, en arabe, de votre prénom, Tarik, est « combattant » ? Vous considérez-vous comme un combattant ?

 

Je ne crois pas. Je suis un pacifiste et je vais vous dire, ou plutôt vous avouer, pourquoi je suis un pacifiste. Quand j’étais jeune, je n’arrêtais pas de faire le coup de poing, et c’était souvent moi qui cherchais la bagarre. Mais chaque fois je perdais ! Ces humiliations répétées m’ont conduit un jour à penser qu’il y avait sans doute une manière plus constructive de réussir dans la vie !

Le cinéma et l’art en général constituent un moyen d’affronter la réalité quand elle est écrasante, déroutante, révoltante. Faire un film, c’est faire d’une certaine manière le travail d’un détective, d’un reporter. Il s’agit de découvrir la vérité, et découvrir la vérité, c’est commencer à la comprendre, et donc commencer à la contrôler. Cette démarche me paraît être plus efficace qu’un combat. En tout cas, c’est ce qui s’est passé pour moi avec ce film : j’ai eu l’impression de contrôler une situation sur laquelle on ne pouvait avoir aucun contrôle. Quelque chose me disait, quand j’écrivais le scénario, que je ne pourrais jamais le tourner. Quand je me suis retrouvé en train de préparer le tournage, je me suis dit : « Mon Dieu ! mais qu’est-ce que je fabrique ? Je vais vraiment filmer ce truc en Égypte ? Il faut être fou pour se lancer dans une aventure pareille. » De fait, quatre jours avant le début du tournage, les services de sécurité égyptiens nous ont signifié que nous avions quatre jours pour quitter le pays.

 

Ce qui, somme toute, était un hommage rendu à la pertinence de votre scénario !

 

Si vous voulez ! Mais cet hommage avait un goût amer au moment où il est arrivé : nous avons dû faire nos valises et quitter Le Caire pour nous replier sur Casablanca. Je me souviens d’une interview de Coppola, après Le Parrain. On lui disait : « Ce doit être extraordinaire d’avoir fait un film que tant de gens apprécient ? » Et il répondait : « Oui, mais c’est un peu tard. Quand je faisais le film, tout le monde était dressé contre moi. Certains voulaient même me virer. C’est pendant le tournage que j’aurais aimé être soutenu ! »

 

Mais ces messieurs de la Sécurité avaient bien lu préalablement votre scénario ?

 

L’histoire va très vite en Égypte. J’ai compris, lorsqu’il y a eu l’attentat contre l’avion russe, que les choses prenaient un tour qui n’était pas celui que j’avais espéré. Oui, le scénario avait été soumis, et j’avais effectué les corrections qui m’avaient été demandées, selon la procédure habituelle. Mais, malheureusement, ces messieurs ont eu entre leurs mains un exemplaire du vrai script. Qui était derrière cette fuite ? J’ai bien sûr des soupçons, puisqu’il n’y avait en circulation qu’une vingtaine d’exemplaires de ce script, mais quelle importance aujourd’hui ? C’était un peu comme l’Allemagne de l’Est avant la chute du Mur. N’importe qui était un espion potentiel, et c’était le règne de la paranoïa.

Et surtout, je me suis dit que ces difficultés que nous sommes en train d’évoquer en ce moment même, le public s’en moquait éperdument. Le public va voir un film et le trouve bon ou mauvais, et c’est tout. Mon rôle de réalisateur consistait à réaliser un film où l’on ne verrait pas les difficultés que j’avais pu rencontrer. Donc, quand un assistant venait se plaindre à moi pour m’expliquer ses petites misères, je me contentais de répondre : « Bon, qu’est-ce qu’on tourne aujourd’hui ? Tu trouves que ça ressemble au Caire, ce décor ? Pourquoi ne m’as-tu pas trouvé l’accessoire que j’avais demandé ? » Si Le Caire Confidentiel avait été mon premier film, j’aurais sans doute été dans une impasse ; je me serais incliné devant la réalité. Mais le rôle d’un réalisateur est d’exiger l’impossible. Quitte à manquer quelquefois d’un peu d’humanité.

Comme je vous l’ai dit, je suis un gentil garçon, un pacifiste, mais, quand je tourne, je suis un emmerdeur de première. Je n’arrête pas de crier : « Non ! non ! non ! » Tout le monde, au départ, vient vous suggérer ceci ou cela. Mais il y a tellement de suggestions qu’on risque finalement de choisir ce que d’autres ont choisi. Quand on vient vous demander : « Rouge ou vert ? », vous répondez : « Euh… Vert. » Moi, je réponds : « Violet. » On n’a pas de violet ? Trouvez-en ! Et quand on revient avec du violet, je dis : « Finalement, j’ai réfléchi, ce que je veux, c’est du noir. » Appelez-moi Michael Cimino si vous voulez, mais c’est la seule manière d’imposer son rythme. Si on n’agit pas ainsi, on se retrouve à faire quelque chose dont on n’est pas maître et qui laissera finalement tout le monde indifférent.

Quand il a fallu quitter Le Caire pour Casablanca, je me suis dit que Fellini avait réalisé Amarcord à Rome. Il ne voulait pas retourner dans son village natal. Son village natal, il y retournait la nuit, quand il n’y avait personne dans les rues pour le reconnaître…

 

Le changement de décor vous a-t-il amené à modifier certaines choses ?

 

Oui, mais uniquement dans les décors. La fumerie d’opium devait à l’origine se trouver dans une péniche. Elle se trouve finalement dans un centre commercial abandonné, ce qui ne me déplaît pas.

On aurait aimé que je change certains éléments du scénario. Le producteur me disait : « Nous venons de perdre 300000 euros à cause de ce déménagement, alors il faudrait que tu réduises les scènes de manifs, que tu coupes ici ou là. » Et moi je répondais : « Pas question. Je vous ai soumis le script, et mes exigences étaient très raisonnables : pas plus de trente-cinq jours de tournage. » La seule chose que j’aie acceptée, ç’a été la semaine de six jours, à raison de douze heures par jour. Une pression constante, d’où, d’ailleurs, un certain nombre d’accidents. Dès le premier jour, le chef électricien marocain a fait une chute importante et s’est cogné la tête contre une pierre. Je me demandais s’il n’était pas mort, tant il saignait. J’ai compris dans quelle galère je m’étais embarqué. « On va appeler une ambulance », m’a-t-on dit. Mais avant même l’arrivée de l’ambulance, le directeur de production me faisait signe pour me dire que je devais poursuivre le tournage. Le chef électricien est revenu une semaine plus tard avec un pansement sur la tête, pour reprendre son travail. Et l’on ne pouvait pas lui dire non, car il fallait qu’il nourrisse sa famille. C’est ainsi que les choses se passent dans certains pays. Il est arrivé, malgré tout, que mon chef opérateur, Pierre Aïm, dise, à juste titre : « Bon, ça suffit maintenant ! Une heure de route aller ; douze heures de travail ; une heure de route retour. On ne peut pas imposer cela à une équipe. » On nous répondait : « Ici, c’est légal. » À quoi nous répondions : « Peut-être, mais c’est humainement illégal ! »

Cela dit, de telles conditions de tournage produisent une espèce d’énergie. Je ne dis pas que c’était Fitzcarraldo ou Apocalypse Now, mais il y avait quand même un peu de cela…

 

Si l’on compare votre film au cinéma de Costa-Gavras…

 

…je réponds que Costa-Gavras est l’un de mes maîtres, même si je trouve que certains aspects politiques de ses films n’ont pas très bien vieilli. Mais j’apprends même en étudiant ses erreurs. En l’occurrence, son erreur a été de tout centrer sur les éléments politiques sans essayer de voir au-delà, sans chercher la vérité humaine. Voyez-vous, j’aurais probablement pu avoir deux ou trois millions d’euros de plus si j’avais centré le film autour de la révolution, si j’avais pris pour héros un révolutionnaire, car tout le monde, à ce moment-là, réclamait un film de ce genre. Mais je me suis dit : « Voilà le piège costa-gavrassien dans lequel il ne faut pas tomber. » Je pourrais tenir le même discours pour Zabriskie Point, le film qu’Antonioni a tourné aux États-Unis. Les œuvres restent intéressantes, mais elles portent la marque du temps. Elio Petri me semble mieux résister. Et c’est à lui que j’ai souvent pensé.

Mais n’allez pas croire que je suis du genre à critiquer ceci ou cela en tordant ma bouche pour me rendre intéressant. Costa-Gavras est, je le redis, l’un de mes maîtres, et je viens en son temple l’adorer chaque jour. Je dois bien recourir à des trucs quand la journée se passe mal. Et le truc, c’est de me dire : « Qu’est-ce que Costa-Gavras, qu’est-ce que Sidney Lumet ferait dans une pareille situation ? Que ferait Stanley Kubrick ? (à ceci près que je ne pourrai jamais me permettre le luxe de tourner deux cents prises pour un même plan, comme Kubrick !) Que diraient-ils à ce directeur de production qui viendrait leur expliquer que… ou que… ? » Ils lui diraient : « Tu fais ton boulot et tu as raison. Mais il n’est pas question que je renonce à ce plan. » Le réalisateur n’est pas un pompier ou un policier : il n’est pas soutenu par un esprit de corps. C’est un homme seul.

 

Vous disiez tout à l’heure que la révélation de la vérité était un moyen suffisant pour contrôler la réalité. Pourtant, il semble bien, à la fin de votre film, qu’à partir de demain ce sera comme d’habitude. N’avez-vous jamais songé à faire mourir votre héros, pour lui offrir enfin une vraie dimension héroïque ?

 

J’y ai songé, mais j’ai écarté cette idée parce qu’elle ne correspondait pas à la réalité. Les manifestants égyptiens n’ont pas tué de policiers. Et les libertés que la fiction peut s’octroyer par rapport à la réalité ne doivent pas dépasser certaines bornes. En outre, je ne suis pas d’accord avec vous, dans la mesure où je pense que, d’une certaine manière, mon héros enquête sur lui-même. L’étape ultime du film, c’est le moment où son oncle, qui l’a protégé et qu’il aime, lui dit : « Maintenant, tu choisis. Tu suis ma route ou tu ne la suis pas, mais si tu ne la suis pas, je connais la suite de l’histoire. » Il y a quelque chose de tragique quand son oncle lui dit : « Arrêtez-moi donc, Monsieur l’officier de police. » Tout d’un coup, le héros se trouve être ce qu’il devrait être : un policier en train d’arrêter un type coupable de corruption.

Mes goûts artistiques font que je n’aime point trop la symétrie. Se retrouver, à la fin, face à la réalité, comme chez Dostoïevski, ce n’est pas très réjouissant, c’est vrai, mais même s’il est vain de combattre l’injustice, il faut le faire quand même.

 

Propos recueillis par FAL

 

Le Caire Confidentiel (The Nile Hilton Incident)

un film de Tarik Saleh, avec Fares Fares, Tareq Abdalla, Yasser Ali Maher, Nael Ali.

Sortie le 5 juillet 2017

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