Dado intime

Ah si Dmitrienko avait eu une fille, comme celle de Pollock ou celle de Dado, nul doute que son œuvre serait encore au firmament. Titanesque travail que celui entrepris voilà bientôt dix ans par Amarante Szidon pour poursuivre la diffusion de l’œuvre de son père, et l’ancrer dans le temps éternel. Quoi de mieux qu’un site internet ? Mais alors quel site, les amis ! Rarement on a atteint un tel niveau d’excellence avec la quasi-totalité des œuvres numérisées et enchâssées dans une technologie qui permet l’agrandissement à très grande échelle, outil indispensable pour découvrir et apprécier les dessins de Dado dont le souci du détail dans l’infiniment petit est digne d'être comparé à Turner, l’un des premiers chez qui l’on découvrit que plus on agrandissait plus il y avait de détails, encore, derrière le second, le troisième plan… Donc, en sus des trois livres indispensables pour embrasser correctement le Grand Œuvre, le site est là où, attention, vous allez y brûler des heures et des heures de plaisir dans la contemplation première : www.dado.fr
Mais qu’est-ce qui fait que ces trois hommes – Dado, Velickovic et Bilal – possèdent un tel don de dessinateur que le regardeur s’hypnotise à contempler leurs œuvres ? L'école yougoslave, à n'en pas douter...
Après une première approche, en 2016, de ce drôle de Monténégrin qui peint debout monstres et scènes dérangeantes, voici un très large condensé des nombreuses conversations qu’il eut avec Christian Derouet, en 1981, pour la préparation de l'exposition L’exaspération du trait, au Centre Pompidou. Des entretiens débridés qui offrent un contenu large et nous permettent de mieux comprendre l’ampleur de la démarche de Dado, éternel insatisfait, toujours en quête d’une réalisation qui n’est pas uniquement axée sue l’esthétique mais provient du plus profond de lui-même. Dessiner pour (sur)vivre à ces interactions qui s’agitent dans la matière, dans la lumière, dans le spectre des couleurs, peindre pour tout en ayant conscience de cette vie dont chaque jour il savait jouir malgré les contraintes matérielles, à sa manière, en extrayant toute la noirceur quitte à la montrer.

Hors champ, inclassable, Dado impose ses couleurs, ses personnages, écartelé entre peinture et dessins, mixant parfois les deux, ne s’arrêtant jamais de créer (il peignit même une série de fauteuils), sculptant des animaux imaginaires, des mobiles impossibles, une voiture-coquillage, des omoplates… Il donne ses lettres de noblesse à la laideur, persuadé qu’elle aussi peut devenir belle si l’on s’en donne un peu la peine. En s’y attardant un peu, ne sont-ils pas attendrissants tous ses petits monstres ? La normalité est un curseur que l’on peut très bien déplacer. En changeant le standard, Dado ouvre des univers captivants qui suscitent de l’intérêt… mais  Dado n'en a rien à foutre des conventions, si bien qu’il dessine comme il l’entend, mélange fusain et encre de Chine, crayon, peinture à l’huile, lavis… du moment qu’il parvient à donner forme à sa pensée. Sinon ça ira à la poubelle, aucune pitié pour ce qui ne fonctionne pas !
Après quelques collages vient alors le temps de se confronter avec le tableau, et pour Dado c’est un rapport de force, un combat, une bagarre paradoxale d’ailleurs car elle se pratique avec un outil mou, contrairement au graveur ou au sculpteur qui ont des outils durs. Mais la violence de l’acte doit demeurer, il faut que le tableau soit, qu'il tienne par lui-même, alors il subira des assauts le temps qu’il faudra – achever un tableau pour moi, ça équivaut exactement à achever un coq – car à la fin il faut que le tableau ait une présence comme celle d’un arbre dans un square.

Dado ne peint pas ce qu’il voit mais ce qu’il imagine. Il affronte la toile sur le chevalet ou contre le mur directement sans esquisse, il peint debout, à genoux, sans même une claire idée préconçue car il suit son instinct. Impulsivement, le pinceau à la main, il efface une conception en cours par une autre qui recouvre progressivement la précédente – il lui arrive souvent de décrocher les tableaux exposés chez son marchand pour les retravailler, encore et encore. À la recherche du chef-d’œuvre inconnu, il martyrise la toile comme le peintre Frenhofer de Balzac : les versions s’enchaînent, jamais il n’est satisfait, il efface et recommence… Si bien que cette incertitude constante paralyse sa création et exaspère son galeriste qui envoie en vain des camionnettes à Hérouval pour rapporter des tableaux qui ne sont jamais prêts à quitter l’atelier !

Ce qui m’intéresse, c’est une surface peinte, elle atteint une richesse minérale ou organique, comme un sol, comme une falaise, comme une écorce d’arbre. Alors, on peut dire : qu’est-ce que tu vois autour de toi ? Je vois la peinture, je vois l’écorce d’arbre […] Je pense que la peinture doit retrouver – j’essaie de mettre ça dans mon travail – cette noblesse, très simplement végétale et organique, c’est tout. C’est tout ce que je lui demande, je ne lui demande aucun message.

La particularité de la peinture de Dado, c’est justement qu’elle ne porte aucune moralité, aucune doctrine, elle ne milite pas, elle ne témoignage pas. Elle dérange. Au point que Dado n’apprécie guère ceux qui s’extasient devant ses œuvres, conscient qu’il y a un problème. Mais n’est-ce pas là le cœur du sujet ? Une peinture qui ne dit rien, qui n’indispose pas un minimum le regardeur n’est que du décor ou de la publicité, et encore. Ici, dès le premier coup d’œil, on sait qu’il va y avoir une catastrophe, que l’on n’en sortira pas indemne, que cela va demander un effort, celui d’admettre la vie telle qu’elle doit être et non comme on se la représente.

Photographe de métier, Domingo Djuric, le fils aîné, shootait à l’époque (1980) en noir et blanc mais conservait jalousement ses épreuves, si bien que même sa sœur – Amarante Szidon qui commente ces clichés – ne les avaient jamais vu (sic) avant de les étudier pour la réalisation de cet album. Un enfer transformé en Eden, selon les propres mots de Dado : il faut, en effet, le regard particulier du professionnel et du fils pour parvenir à voir de l’intérieur chaque protagoniste de cet univers particulier qu'est la famille d’un artiste… Un dialogue artistique qui se matérialisa à la Biennale de Venise, en 2007, quand Dado exposa ses collages réalisés à partir des photos de Domingo, numérisés puis imprimées sur des bâches. Émouvante lecture ponctuée des notes poétiques de Germain Viatte dans ce dégradé propre au noir et blanc, intemporels clichés qui gravent éternellement le temps capturé dans la magie d’une complicité…  

À l’occasion de ces parutions, la Galerie Jeanne Bucher Jaeger (5, rue de Saintonge à Paris) organise une exposition consacrée à Dado du 1er au 10 février, où seront également montrées quelques photos de Domingo Djuric, ainsi qu’une rencontre-signature, en présence de Christian Derouet, Catherine Millet, Amarante Szidon et Germain Viatte, le 1er février à 18 heures.

François Xavier
 
Dado, Portrait en fragments, entretiens avec Christian Derouet, édition établie et présentée par Amarante Szidon, 80 illustrations couleur, L'Atelier contemporain, novembre 2023, 264 p.-, 25€
Domingo Djuric, Dado, le temps d’Hérouval, introduction d’Amarante Szidon, commentaires de Germain Viatte, 243 photographies N&B, 290x210 mm, L'Atelier contemporain, novembre 2023, 272 p.-, 35€

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