Le salut et le rédemption dans le mouvement

C’est en partie ce que disait Jacques Brel, que le malheur provenait de l’inaction : pour être heureux il fallait bouger ; Nikos Kazantzaki conclut son roman sur un nouveau départ, portant l’allégorie dans le mouvement, sans toucher peut-être directement au bonheur – puisqu’ici il est d’abord question de survie, avant d'envisager de pouvoir s'épanouir et être heureux... Il demeure cependant sous-jacent l’idée que l’Homme est avant tout nomade. Quand une force en lui ne le pousse pas à bouger, avancer, découvrir… voire conquérir, il est forcé, par ces mêmes forces contradictoires, à fuir, à migrer pour survivre, ajoutant du mouvement au mouvement.

Exilé à Antibes, Nikos Kazantzaki écrit ce roman en 1948, en pleine guerre civile grecque qui voit une armée démocratique communiste s’opposer à l’armée nationale, une guerre de la misère contre les propriétaires, une guerre qui résulte de l’impossibilité d’intégrer correctement les centaines de milliers de Grecs qui migrèrent d’Asie (Russie, Arménie, Turquie, Géorgie) à la suite de la Première Guerre mondiale et de la débâcle de septembre 1922 face aux nationalistes turcs… Kazantzaki a douloureusement vécu ce drame national, la fin de cette Grande Idée, ce rêve fou inventé au XIXe siècle, de réunir dans les frontières d’un seul Etat les régions à peuplement grec. L’exode forcé créa très vite des tensions entre autochtones et réfugiés. C’est ici que naît le cadre du Christ recrucifié. Pour l’avoir vécu, jeune, en 1919, quand il participa à une opération de rapatriement, Nikos Kazantzaki a saisi toute la misère et la violence de la lutte pour la survie. Une expérience qui le marqua à vie…

La tradition fait que les notables du village valident les choix du pope pour attribuer à certains habitants les rôles des apôtres et du Christ qu'ils endosseront pendant un an, avant de jouer la scène finale, et la résurrection ; avec les risques que cela engendre, avec les simplets qui se prennent leur rôle trop à cœur et en perdent parfois la raison. Tout juste attribués, les rôles de chacun s'avèrent modifier le comportement des villageois quand ils voient leur pope refuser l'asile à toute une horde de villageois quémandant l'asile.

Complémentaire, si l’on peut dire, de La Liberté et la Mort, où l’on retrouve toujours la violence de l’armée turque – destruction du village des réfugiés –, la présence de l’agha comme représentant de l’administration ottomane et l’image en arrière-plan du blocus de Smyrne par les flottes occidentales, ce roman n’est pas qu’un témoignage ni une œuvre de circonstance. Il est tristement d’actualité en inscrivant les questions de la discorde civile et de l’accueil de l’Autre sous l’aune de la Passion du Christ – posant la question cruciale de notre époque sous le sceau de la spiritualité, terrain glissant qui est parfois trop souvent détourné par le prosélytisme religieux, refermant alors les portes d’une humanité commune. Ainsi cette histoire rejoint-elle la grande Histoire d’aujourd’hui, voire de demain quand les océans vont déborder et créer de nouveaux réfugiés climatiques.

L’Homme n’aura donc de cesse de continuer à marcher, à franchir des frontières, à briser des murs, à tenter vaille que vaille de survivre, de prendre derechef la route, en direction du soleil levant.

François Xavier

Nikos Kazantzaki, Le Christ recrucifié, traduit du grec par René Bouchet, Babel, novembre 2019, 606 p.-, 11,50 €

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