Justice : l’humanité en orbite pour un cinquième tome

Ce cinquième tome d’Orbital semble marquer un tournant important dans cette série SF de qualité. Les épisodes précédents, sur fond d’un univers de science-fiction aussi classique qu’ingénieux et convaincant, déroulent une trame d’intrigues politiques interplanétaires autour de conflits raciaux qui font l’enjeu majeur du récit.

 

À l’instar d’un certain type de Fantasy qui repeuple le monde des créatures les plus diverses (elfes, nains et autres hobbits), la science-fiction offre ici l’occasion d’une confrontation entre la race humaine et de nombreuses autres races, souvent plus évoluées, tantôt victimes du racisme humain anti-alien, tantôt coupables d’un racisme anti-humain.

 

Une vaste entité confédérée, dirigée par l’Office Diplomatique Intermondial (l’ODI), rassemble en son sein près de 800 races totalisant 1700 milliards de citoyens dans l’univers. La race humaine, l’une des dernières à avoir rejoint la Confédération, est déchirée entre ceux qui soutiennent la cause confédérée et une minorité isolationniste extrêmement violente, responsable de plusieurs attentats dramatiques. La mission de l’ODI est de préserver la paix entre ces peuples multiples, par le biais de ses agents d’élite et d’une législation stricte visant à prévenir les menaces. Un nouveau binôme d’agents symbolise cet effort de paix interraciale. Il rassemble Caleb Swany, un humain dont les parents, éminents scientifiques qui ont fait beaucoup pour l’intégration de la terre à la Confédération ont été assassinés par les isolationnistes, et Mézoké Izzua, une sandjarr dont le peuple a été injustement décimé par les humains lors d’une gouvernance isolationniste.

 

Créature humanoïde au corps gracile doté d’un puissant charme féminin, à la peau noir ébène avec un visage au bel arrondi entièrement lisse sur lequel se détache l’écarlate de ses yeux pleins (sans iris ni sclère) en amande et de sa petite bouche sensuelle, l’agent Mézoké est aussi séduisant que puissant. Malgré les apparences, et bien que capable d’une rapidité et d’une agilité dans ses mouvements qui évoquent une sorte de Catwoman extraterrestre, l’accord en genre au neutre est de rigueur. En effet, en tant que sandjarr, « ël » est d’une identité sexuelle indéterminée dont la série ne dévoile pas jusqu’ici le mystère. Sous ses traits souvent impassibles se cache un être sage, vif, ferme et déterminé. Bien qu’elle reste largement insondable, une relation de confiance réciproque s’établit entre ël et Caleb dont la générosité et le courage suscitent sa sympathie.

 

À ce duo de choc s’ajoute Nina Liebert, une extractée humaine qui a rejoint secrètement la Confédération avant que la terre n’en fasse partie, et qui pilote, par une relation psychique étroite, l’un des derniers vaisseaux névronomes dénommé Angus. Les névronomes sont des vaisseaux vivants, bannis de la Confédération pour le danger qu’ils représentent, et celui-ci n’a subsisté que sous le couvert du secret.

 

Le cinquième tome de la série s’ouvre après deux diptyques centrés sur des missions périlleuses mettant les humains en conflit avec d’autres races. La thématique du racisme est ainsi renouvelée par le biais du contexte interplanétaire. L’un des avantages non négligeables de ce traitement singulier est qu’il s’agit bien ici de races distinctes (au-delà du syllogisme qui prétend invalider le racisme par le fait qu’il n’existe qu’une seule race humaine). Le problème est ainsi accentué par la perspective qui met en présence l’homme avec d’autres races qui, sous certains rapports manifestes (la technologie, la sagesse, la force physique ou la vivacité d’esprit), lui sont supérieures. En règle général, ce genre de topique des rencontres du troisième type est résolu par un intérêt touchant pour l’humanité qui la rend plus attachante, même quand elle est plus imparfaite, que les autres espèces humanoïdes réputées supérieures. Ici, la relativité est pleinement conservée, sans être résorbée ni en faveur malgré tout de l’humain, dont la mesquinerie et l’étroitesse sont traitées sans complaisance, ni en faveur des races apparemment supérieures, du moins sous certains aspects. Du même coup, l’anthropocentrisme nécessaire de la réception humaine du récit est tenu dans une tension réflexive puissante par la distance que lui impose un point de vue qui n’est plus exclusivement anthropocentré. Dans ce genre de situation narrative délicate, entre une dynamique centripète et centrifuge vis-à-vis de l’humanité, l’adjonction d’un protagoniste humain à un autre protagoniste humanoïde, auquel l’homme peut s’identifier mais dont l’écart est continuellement marqué grâce à la présence humaine dans le récit, est un atout puissant. Ce rôle est ici parfaitement joué par le binôme des agents Swany et Izzuä, l’ambiguïté sexuelle de ce(tte) dernier(ère) accentuant à la fois les possibilités d’identification au-delà de limites genrées et l’impossibilité d’une identification anthropomorphe parfaite.

L’intrigue technopolitique est brillamment menée par Sylvain Runberg, auteur de nombreuses séries à succès. Le suspense en est largement maintenu par de nombreux fils habilement noués dans la durée d’une trame bien ficelée, et la crédibilité des subtilités techniques ou politiques rivalise avec la créativité d’un univers aux créatures et aux civilisations riches et complexes qui n’a rien à envier au paradigme du genre qu’est Star Wars. En outre, le dessin, d’une aisance remarquable pour un dessinateur, Serge Pellé, qui n’est connu que par cette seule série, manie une densité et une précision qui achèvent de donner à cette série un label de qualité de premier plan. Les représentations de cet univers intergalactique réjouissent ainsi le lecteur par leur puissante crédibilité. En outre, les découpages par cases comme par bandes offrent une dynamique remarquable au récit. Les scènes d’action, alternant savamment les détails signifiants et les plans larges, sont palpitantes et quelques illustrations en pleines pages, parmi lesquelles de remarquables visuels du vaisseau Angus, prouesse d’incarnation d’une technologie vivante, rehaussent l’intrigue d’un véritable lyrisme SF.

 

Il reste qu’il manquait aux quatre premiers tomes, malgré leur traitement intéressant du racisme et l’approfondissement du passé personnel de Caleb ou de Mézoké, un enjeu d’ampleur capable de subsumer le simple récit d’aventures. C’est heureusement ce virage attendu que semble emprunter le cinquième tome.

 

Après avoir servi avec dévouement la cause de l’ODI, les agents Mézoké Izzua et Caleb Swany se retrouvent au banc des accusés, suite aux conséquences dramatiques de leur dernière mission sur terre qui leur sont injustement imputées pour servir les visées politiques de l’un des membres du directoire. Celui-ci cherche à la fois à évincer la dignitaire primale qui le dirige et à déclarer la guerre à l’humanité. Caleb, plongé dans un profond et périlleux coma suite à sa dernière mission, est réanimé par le directoire au mépris du danger mortel qu’il encourt, en vue de prononcer sa condamnation. Assurée de l’issue fatale du procès, Mézoké, par des prouesses dignes d’un super-héros, s’échappe de la garde étroite qui la maintient prisonnière et tente de fuir l’ODI en emportant son coéquipier.

 

En renversant les rapports de force qui faisaient jusqu’ici le cadre de l’intrigue, les auteurs ouvrent à leur série de toutes nouvelles perspectives. C’est à une véritable menace pour l’humanité que les anciens agents devront faire face, en déjouant la toute-puissance d’une institution démocratique tentaculaire pourrie par les jeux de haine et de pouvoir d’individus sans scrupules. Dans un monde traversé de multiples conflits d’intérêt qui ne cède jamais à la tentation manichéenne, il est remarquable que le récit s’élève néanmoins à la lutte de quelques individualités rebelles, prêtes à risquer leur vie pour un monde plus libre et plus juste. Entre une institution officiant au nom de la paix et de la liberté qui n’a plus rien de fiable, et un nouveau groupuscule terroriste qui assassine impunément au nom de la justice, quelle voie d’intervention trouveront ceux qui résistent à l’aveuglement des uns et des autres ? On espère l’apprendre dans les prochains tomes d’Orbital, en suivant les méandres d’un parcours sinueux qui exalte la dignité de ceux qui refusent de tourner encore autour de la station Orbital où siège l’ODI sans tomber dans la haine aveugle des terrorismes de tous bords. Nul doute qu’alors cette dignité débordera les limites d’une humanité dont notre espèce n’a plus, désormais, le privilège.


Sébastien Marlair


Pellé & Sylvain Runberg, Orbital V : Justice,  Dupuis, 56 p.- 14,50 €

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