Ce n'est qu'un film, mais sur le pouvoir et les limites de l’art en général et de la littérature en particulier,

LA NUIT DES MOTS VIVANTS

Woody Allen n’est pas Stanley Kubrick ou Terrence Malick : plutôt que d’attendre on ne sait trop quelle mystérieuse conjonction astrale pour tourner un film, il a choisi, depuis plusieurs décennies, de réaliser un film par an avec la régularité d’une horloge suisse. Il y a indubitablement quelque chose d’admirable dans cette alchimie tranquille qui ressemble fort à une ascèse, mais elle a le défaut d’encourager les critiques — en tout cas la majorité des critiques français — à la paresse. Quand sort un nouveau « Woody Allen », on ne s’interroge guère sur le film lui-même ; on se contente de dire qu’il est meilleur ou moins bon que le précédent ; on parlera éventuellement de son « charme » ou on regrettera, à l’inverse, une « panne d’inspiration » chez le cinéaste. Et on s’arrêtera là.

D’une certaine manière, Minuit à Paris peut sembler légitimer cette approche « comparative », puisqu’il renvoie, ne serait-ce que par la ville qui lui sert de décor, à What’s New, Pussycat ?, le premier film marqué du sceau Woody Allen, puisque, s’il n’en avait pas assuré la mise en scène, Woody en avait écrit le scénario et y jouait l’un des principaux rôles. Mais, entre Pussycat et Minuit à Paris, il s’est écoulé près d’un demi-siècle, et c’est cet écart qui devrait, bien plus que la présence de Carla Bruni dans la distribution, orienter notre regard : Minuit à Paris est une réflexion dialectique sur les rapports entre l'art et le temps.

On connaît le sujet : un scénariste américain en vacances à Paris avec sa fiancée et ses futurs beaux-parents se retrouve, lors de ses promenades nocturnes, et un peu comme Nerval dans Aurélia, entraîné dans d’étranges lieux (réels ou fantasmatiques, car, après tout, ils sont peut-être simplement le produit de ses rêves) dans lesquels il croise écrivains et artistes d’un autre temps, parmi lesquels Fitzgerald, Hemingway ou Dali. Vraies ou fausses, ces excursions sont le signe d’un mal-être — paradoxalement, notre homme souffre de son succès professionnel, car il sent bien que son travail de scénariste hollywoodien ne présente pas d’intérêt réel —, mais elles seraient assez vite répétitives et ennuyeuses si elles ne débouchaient sur une histoire. Celle-ci arrive lorsque Hemingway d’hier amène le héros d’aujourd’hui à voir dans la réalité présente ce qu’il a sous son nez, mais qui lui échappe, à savoir l’infidélité de sa fiancée. Certains universitaires français de notre connaissance feraient bien d’étudier Minuit à Paris de près. Le film rappelle cette évidence trop souvent oubliée qui est que l’art, qui permet par définition d’échapper à la réalité, n’est pas pour autant une bulle : c’est aussi l’outil le plus sûr pour voir cette réalité de plus près, pour l’appréhender. Dans la littérature, évasion et invasion ne sont qu’une seule et même chose.

Mais, et c’est sans doute là qu’il convient de trouver le vrai message du film, ce n’est pas parce que cet outil émane forcément du passé et du royaume des morts que nous devons pour autant nous précipiter dans le passé. L’art et la littérature sont là pour nous dire et pour nous prouver à chaque instant que, contrairement à ce que croient et soutiennent les demi-habiles, rien n’était mieux avant. L’outil qui aiguise notre conscience et nous permet de voir l’horreur de notre situation présente est aussi celui qui nous convainc que cette horreur n’est que relative.

C’est cette ambivalence, pour ne pas dire cette contradiction, qui fait que Woody Allen a sans doute déjà sa place dans la catégorie des classiques. Ce serait en effet une erreur de confondre le personnage geignard et égoïste qu’il a si souvent fait passer sur l’écran — en l’interprétant lui-même, ou en le déléguant à des comédiens plus jeunes que lui — et le cinéaste lui-même. Woody pleure, mais Allen juge finalement assez peu les conduites humaines : la nouvelle compagne du père dans Intérieurs pourra passer pour un monument de vulgarité ou comme un modèle d’énergie, selon la manière dont on la considérera ; l’héroïne d’Une Autre femme a peut-être raté sa vie, mais est peut-être aussi — qui sait ? — parvenue à une sérénité exemplaire. Le producteur de télévision de Crimes et délits que d’aucuns voient comme un abominable faux jeton est peut-être totalement conforme, intérieurement, à l’image qu’il donne de lui-même sur un écran de télévision. Et Minuit est cet instant étrange qui appartient tout à la fois à hier et à demain.
 
Étrange, mais pas plus étrange que chacune des images qui composent un film. Moment fixe, moment figé, mais pourtant indissociable du moment qui précède et du moment qui suit. À soixante-dix ans passés, Woody nous dit, à travers sa débauche de citations et de références, que la seule réalité est celle qui reste à faire. Cet intellectuel binoclard est finalement un homme d’action.


FAL

MINUIT A PARIS
un fillm de Woody Allen
avec Owen Wilson, Rachel McAdams, Michael Sheen 
1h34
sortie en salles mai 2011
sortie en DVD octobre 2011

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