"Dictionnaire de la pensée du cinéma", pensée unique ou absence de pensée ?

Le Dictionnaire de la pensée du cinéma est, pour tout cinéphile, un ouvrage nécessaire, mais il n’est peut-être pas tout à fait suffisant.

LA LOI DU SILENCE ?

You shouldn’t judge a book by its cover, surtout lorsqu’il fait plus de huit cents pages. Mais en l’occurrence, you can. Parce que l’ouvrage en question est aussi inégal que sa couverture.

Commençons par la page 4 de celle-ci. Cette quatrième de couv’ est d’une prétention ridicule. Parmi bien d’autres formules « choc » destinées à séduire le chaland, on relèvera celles-ci : « Ce dictionnaire inaugure une approche nouvelle du cinéma… Trois index permettent au lecteur-spectateur de visionner toute la richesse de cet ouvrage novateur. »

Il est vrai que de nos jours, on ne voit plus. On visionne.

Sans doute cette prose est-elle à prendre en partie « au second degré », mais elle inclut un peu plus loin une faute de syntaxe qui introduit un tel contresens de français (l’ouvrage aurait été conçu en priorité pour les gens qui détestent le cinéma, ce qui ne saurait être décemment le cas) qu’on n’est pas très sûr que l’humour soit vraiment le trait dominant de l’ensemble.

Nettement plus intéressante est la page 1 de la couverture, marquée par une astuce graphique qui fait que, vu de loin, l’ouvrage semble avoir pour titre, très banalement, Dictionnaire du cinéma, alors que son véritable titre est Dictionnaire de la pensée du cinéma. Titre au demeurant un peu flou — pensée sur le cinéma ? pensée exprimée par le cinéma ? pensée propre au cinéma ? —, mais c’est là son intérêt. N’importe quel historien de l’art vous expliquera que l’histoire d’un art ne saurait être que l’histoire du regard critique sur l’art en question (comme disait Oscar Wilde, « les choses n’existent que si nous en parlons »), autrement dit qu’elle n’est jamais objective. Et, pour mieux faire sentir la chose, pour mieux suggérer qu’une même cause peut produire deux effets différents, la façade de l’ouvrage s’orne d’une photo extraite du Jules et Jim de Truffaut : on n’y voit que Jeanne Moreau, mais on sait bien que, hors champ, entre deux hommes son cœur balance.

Les textes mêmes de l’ouvrage, malheureusement, ne balancent guère. Bien évidemment, une telle entreprise, même si Antoine de Baecque et Philippe Chevalier, ses chevilles ouvrières, se sont entourés d’une gigantesque nuée de collaborateurs, exprime forcément des préférences et des partis pris, mais nous aimerions lire contre certains « laissés pour compte » — films, sujets ou individus — au moins l’esquisse d’une argumentation négative. Hélas ! on le fait à la stalinienne, sans même le moindre procès. Quand on exclut quelqu’un du parti, on ne lui signifie pas son exclusion, on se contente de ne pas — de ne plus parler de lui. Lelouch ? Oui, il est mentionné. Mais dans l’entrée consacrée à Michel Cournot. Certes, l’œuvre critique de Cournot est loin d’être négligeable, et la manière dont il abandonna un jour le cinéma pour ne plus parler que de théâtre amène à se poser certaines questions sur la valeur relative de ces deux arts, mais que dit son nom à un jeune homme de vingt ans feuilletant aujourd’hui ce dictionnaire ? Hawks est à toutes les pages, mais Leone est à trouver dans des entrées telles que « Cinemascope » ou « Impitoyable », ce qui ne laisse pas, comme on dit aujourd’hui, d’être un peu réducteur. Bref, par certains aspects, ce Dictionnaire de la pensée (unique ?) du cinéma nous renvoie aux pires périodes des Cahiers.

Heureusement, certains articles viennent rétablir l’ordre, ou plutôt le désordre, en montrant que le cinéma en général peut (et doit) être, comme Jeanne Morteau dans Jules et Jim , le lieu d’une double postulation. Trois colonnes magistrales de Michel Etcheverry (qu’on aimerait lire plus souvent) sur Spielberg montrent comment celui-ci a souvent été critiqué pour des choses, voire des images qui n’étaient pas dans ses films, le cinéma étant moins le support de ce qu’on voit que de ce qu’on croit voir [on pourra regretter que la démonstration ne soit pas faite de façon aussi lumineuse pour Wajda, mais l’article de Jean-Pierre Zarader sur l’Homme de marbre va dans le même sens]. Autres pages difficiles, mais passionnantes : celles de Philippe Chevallier sur le réalisme — que les hasards (?) de l’ordre alphabétique placent facétieusement juste après l’article Rashomon et qui retrouvent pour le cinéma toutes les absurdités qu’Hugo avait signalées pour le théâtre à propos de la définition du réel et du vrai dans sa Préface de Cromwell.

Ce Dictionnaire n’est donc pas un dictionnaire idéal, puisqu’on n’y trouvera pas toujours ce qu’on y cherchera. Il n’est même pas sûr qu’il mérite d’être considéré comme un « ouvrage de consultation ». Bien sûr, il est vain et absurde de reprocher à un ouvrage de n’être pas ce qu’il ne veut pas être, mais, lorsqu’on parle de cinéma, il ne serait pas mauvais de se rappeler qu’il est et reste l’art le plus populaire de la planète et peut-être d’apprendre par cœur ces propos de Georges Charensol, auteur de la première histoire du cinéma jamais écrite, expliquant pourquoi il n’allait jamais aux séances de presse :  « Je pense que le cinéma est un art populaire ; que le rôle du public est très important. Je ne me considère pas comme un critique ; je me considère comme un journaliste : je me mets à la place du public. Je me demande toujours si le film plaira ou non au public. Si le film ne me satisfait pas entièrement alors que je sens le courant passer dans la salle, je me pose des questions. J’essaie de faire ce que ne font pas la plupart de mes camarades : un effort d’objectivité. » (1).

Disons que, en dépit de ses lacunes et de ses injustices (rien sur Henri Verneuil, soit ; mais fallait-il pour autant un article sur Lucien Rebatet ?), le Dictionnaire de la pensée du cinéma est à sa manière l’illustration de son propre titre. C’est le dictionnaire d’une certaine idée du cinéma. Et c’est, comme on voudra, ce qui fait sa force ou sa faiblesse. On ne mange pas toujours ce qu’on voudrait quand on fait « la cuisine du marché », mais on a à l’occasion des surprises agréables.

FAL

(1) Georges Charensol, De Montmartre à Montparnasse — 70 ans de journalisme — Entretiens avec Jérôme Garcin, Éditions François Bourin, 1990.

Antoine de Baecque et Philippe Chevallier (sous la direction de), Dictionnaire de la pensée du cinéma, PUF, "Quadriges, Dicos Poche", mai 2012, 39 €.

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