"Ne le dis à personne", un film qui ne tient pas debout une seconde, mais qui tire sa force du fait qu’il retourne aux sources mêmes de la tragédie,

FRENCH « VERTIGO »…

Effet des Césars ? Il n’y a pas une, mais plusieurs éditions du dvd de Ne le dis à personne (1), et même celle qui n’est pas « Collector » propose des sous-titres anglais. Manière pour les distributeurs d’affirmer leur foi en la valeur internationale de l’œuvre, mais, plus encore sans doute, clin d’œil aux sources mêmes du film, puisqu’il s’inspire du roman Tell No One de l’écrivain américain Harlan Coben (2). L’intérêt de ce roman n’avait pas échappé à Leonardo Di Caprio, qui se voyait bien dans le rôle principal, celui d’un médecin dont la femme, assassinée huit ans plus tôt, réapparaît un jour en live, dans tous les sens du terme, sur l’écran de son ordinateur, lorsqu’il ouvre le lien vidéo inclus dans un e-mail. Mais lorsque le comédien fit plancher des scénaristes pour transposer la chose à l’écran, lesdits scénaristes déclarèrent forfait : la chose était trop rétive pour être adaptée au cinéma. Alors Di Cap, qui savait que le livre intéressait aussi son camarade français Guillaume Canet (rencontré jadis sur la Plage), laissa celui-ci libre d’en faire ce qu’il voulait.

Canet et son coscénariste Philippe Lefèbvre ayant depuis prouvé que Tell No One n’était pas un roman inadaptable, nous ne savons pas très bien pourquoi les scénaristes américains avaient rendu leur tablier, mais nous pouvons gager qu’ils ont été rebutés par les multiples invraisemblances du récit. Quand, il y a vingt ans, Trois hommes et un couffin est devenu Three Men and a Baby, il a fallu justifier dans le scénario des choses auxquelles scénariste et public français n’avaient même pas prêté attention : s’est posée en particulier la question de savoir si l’équivalent américain de la DASS pouvait laisser trois zozos mâles s’occuper tout seuls d’un bébé.

Aucune invraisemblance ne vient entraver ce que les Américains appellent the suspension of disbelief chez le spectateur de Ne le dis à personne, mais si le même spectateur s’avise de reconstruire mentalement le film deux heures après l’avoir vu, il est vite effrayé par tout ce qu’on lui a fait ingurgiter en douceur, à commencer par cette séquence où l’on voit François Cluzet traverser à pied sans dommage le périphérique à une heure de très forte circulation. Pour l’intrigue globale, c’est encore plus « Mission : Implausible ». Peut-on croire à la résurrection d’une femme qui s’est fait passer pour morte pendant huit ans, tout en croyant elle-même, à tort, que son doux époux avait disparu ? Peut-on croire qu'elle n'ait jamais donné le moindre signe de vie à sa propre mère ? A cela s’ajoute un accident de chasse qui n’est pas un accident de chasse, et des racailles de banlieue qui ressemblent plus à de bons Samaritains qu’aux voleurs de matériel hi-fi qu’elles sont censées être. C’est beaucoup pour un seul film.

Mais, en fait, il convient de retourner la question. Ce qui importe, ce n’est pas tant la liste de ces invraisemblances que précisément le fait qu’elles ne se remarquent pas pendant que se déroule le récit. Canet et son coscénariste ont retenu la leçon d’Hitchcock (et il y a d’ailleurs quelque chose de Sueurs froides dans Ne le dis à personne) : les incohérences objectives n’ont aucune importance dès lors qu’elles sont contrebalancées par une cohérence psychologique, ou, mieux encore, mythique. D’un plan à un autre, Hitch, qui était anglo-saxon, mais qui n’était pas américain, ne craignait pas de « déplacer » Kim Novak comme si elle avait effectué un saut de quinze mètres à pieds joints, et cela « passait » très bien, tant ce saut cadrait avec le désir du personnage. Ne le dis à personne joue sur des ressorts analogues. Parfaitement imbuvable si on la regarde « littéralement », la traversée à pied du périphérique par Cluzet est logique dès lors qu’on la lit comme une vraie descente aux Enfers. Quand l’autre côté du périphérique se révèle être les Puces, et plus précisément le Marché Biron, on pense au vers du sonnet El Desdichado : « Suis-je Amour ou Phébus ? Lusignan ou Biron ? », et surtout on se rappelle cet Achéron que Nerval fait rimer ensuite avec Biron. Tant et si bien que ce n’est pas tant Hitchcock et Sueurs froides qui ont inspiré Canet que le mythe même d’Orphée et d’Eurydice. Ne nous moquons pas du rat que Cluzet croise dans une poubelle : c’est un avatar de Cerbère.

On le sait, l’opération « résurrection » amorcée par Orphée est l’une des métaphores les plus efficaces qu’on ait jamais inventées pour faire comprendre le rôle même de la poésie, recréation toujours inachevée dans sa perfection même. Rien n’empêche de trouver dans Ne le dis à personne un tel écho. Le film est une métaphore du cinéma. Car que veut le héros privé de la femme qu’il aime, quel miracle souhaite-t-il, sinon celui que le cinéma nous offre (oui, le cinéma a même été inventé uniquement pour permettre ce miracle), à savoir la possibilité de retrouver, de revivre un passé disparu ? C’est, comme nous l'avons dit, sous la forme d’une vidéo transmise sur Internet (Infernet ?) que le héros découvre que sa femme est toujours vivante. Finalement, Ne le dis à personne ne raconte rien d’autre que la transformation d’une mailbox en boîte à l’Etre.

Cela finit même mieux que l’histoire d’Orphée et Eurydice. Orphée, ici, peut vraiment retrouver son Eurydice, dans la mesure où il mérite sa résurrection. Il l’a préparée. Pendant que le méchant brise la vie des enfants, lui, qui n’a pas eu le temps d’en avoir avec la femme qu’il aimait, a trouvé une consolation en soignant et en sauvant ceux des autres. Poète ? pédiatre ? quelle différence ? L’un et l’autre savent aller au-delà des apparences, déchiffrer des signes. Sous ses allures de polar de série B, Ne le dis à personne nous convainc que la frontière est très mince entre la vie et la mort.


FAL

(1) Pour la fiche détaillée du film : ici

(2) Publié en France en 2002 (Belfond), puis en poche en avril 2004 (Pocket), et encore en octobre 2006 (Belfond, avec en couverture l'affiche rouge au Cluzet courant du film). Il s'agit de la même traduction — donc du même texte ! — due à Roxane Azimi, d'ailleurs traductrice régulière d'Harlan Coben.


NE LE DIS A PERSONNE
Un film de Guillaume Canet
D'après le roman d'Harlan Coben
Avec François Cluzet, Marie-Josée Croze, André Dussollier
2h05
sortie en salles novembre 2006
sortie en DVD septembre 2010


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