Miquel Barceló-Dante Alighieri, dialogue au bord du ciel

Défiant les règles habituelles de l’histoire, voici une rencontre par-dessus les siècles entre Il sommo poeta, le grand poète ou plus simplement, Il poeta, immense titre suffisant à établir son universalité, et un artiste célébré également partout dans le monde pour son œuvre majeure. Entre Dante qui naquit en 1265 et Miquel Barceló, né en 1957. Entre l’écriture et la peinture, la première constituée d’un poème de plus de quatorze mille vers, la seconde composée de plus de 300 tableaux.
La plume converse avec le pinceau, l’encre avec l’aquarelle. Le style italien classique d’alors croise la facture contemporaine, l’un offrant à l’autre une matière infinie pour son imagination, l’autre illustrant l’une à travers une créativité sans limites.
Il fallait oser, croire et organiser cette rencontre, espérer en sa réussite. Il y a en effet toujours un risque quand on associe des talents aussi opposés et des sujets aussi éloignés. Actes Sud s’est lancé dans cette aventure. Le travail réellement extraordinaire de traduction d’un texte difficile par Danièle Robert couronne ces deux nouveaux volumes. Après la publication de L’Enfer en 2021, la maison d’édition fait paraître Purgatoire et Paradis. L’ensemble est complet, le lecteur comme l’amateur d’art sont comblés, ils ont maintenant la trilogie en mains. Le critique littéraire et écrivain Alberto Manguel, dans sa postface, donne une vision élargie et passionnante de cette étonnante union, rappelant que le lecteur s’il veut entrer dans ce monde profond et d’une dimension surnaturelle se doit de cheminer pas à pas à côté de Dante. Il se doit également de suivre page après page cette ligne de grâce que suit Barceló dans chacune de ses feuilles pour donner au texte sa lumière.
Lire ou relire dans de telles conditions La Divine Comédie, faut-il le souligner, est un double enchantement. A la musicalité des phrases répond une sensibilité des tonalités qui font que ce sont de perpétuels échos de sonorité et de visualisation qui discourent.

À l’instant même où la flamme bénie
eut prononcé la fin de son discours
la sainte meule à tourner se remit
et n’avait pas achevé son tour
qu’une autre dans son cercle l’enfermait
en reprenant danse et chant tour à tour.

 

La légèreté des pigments choisis par le peintre suit et se marie à la fluidité des termes retenus par l’écrivain. Nous sommes dans les gris diaphanes et les roses plus marqués. Le vert s’allie au vermillon, le jaune d’or tempère le noir qui accentue les contours.
De même que cristallise renvoie à convoitise, augure annonce mesure, éblouir succède à réjouir, et que s’enchaînent en peu de lignes flamboiement, rayonnement, ruissellement, les couleurs s’associent pour diluer sans les confondre les formes venues d’une espèce d’au-delà des volumes habituels.
En face des rimes, par exemple, un cavalier brandissant une sorte de lance chevauche sa monture crinière au vent qui ressemble à quelque fabuleuse licorne. Si pour le Paradis, une large gamme de bleus domine, avec des variantes azur, pervenche, lavande, turquoise, il était bienvenu que pour le Purgatoire ce soit le brun qui préside, avec des nuances brique, ocre, marron, bistre. En clair, à la fraîcheur du premier lieu contraste la chaleur du second.
Danièle Robert; dans sa préface "Entrelacs Musaïque", cite cette phrase du poète russe Ossip Mandelstam (1891-1938) : La Divine Comédie ne se contente pas d’arracher le lecteur au temps, elle amplifie le temps comme fait une œuvre musicale lorsqu’on la joue. À mesure qu’il se prolonge, le poème nous éloigne de son achèvement, la fin elle-même survient à l’improviste et sonne comme un commencement. Elle note en outre qu’il ne faudrait pas penser pour autant que la Commedia ne s’adressait qu’à une élite de gens cultivés ; en effet, très vite le poème s’est transmis de bouche à oreille, par fragments, à toutes les couches sociales, tous les milieux, les uns retenant ce qui avait trait à la navigation, les autres à l’agriculture, d’autres encore à l’observation du ciel, au vol des oiseaux.
Ces confrontations aux marges du ciel entre les plus grands textes de l’humanité et les artistes sont merveilleuses. Par exemple pour Le Cantique des Cantiques dont Chagall a illustré quelques scènes, Emile Bernard aussi. Illustrer de tels monuments qui transcendent leur époque et le lieu de leur élaboration n’est pas à la portée de quiconque. Cela exige un savoir-faire éprouvé et une vraie connaissance des textes. Après Botticelli et sa vision renaissante, Gustave Doré et sa version  romantique, Miquel Barceló exécute une œuvre éminemment personnelle, bien sûr moderne, mais s’inscrivant dans une tradition qui la rend pourrait-on dire lisible par tous.
Parfois hérissée, échevelée, galopante, flamboyante, parfois apaisée, reposée, priante, elle est comme éthérée et finalement édénique. Si Béatrice Portinari, la muse immortelle qui inspira son maître italien et certains Préraphaélites ouvrait ces livres, quelles louanges ne chanterait-elle pas ? 

Dominique Vergnon

Miquel Barceló, La Divine Comédie de Dante Alighieri, Purgatoire, Paradis, traduction de Danièle Robert, Actes Sud, octobre 2023, 240x320 mm, 176 p.-, 49 € chaque volume

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