Le Cafard ou La métamorphose selon Rawi Hage

L’auteur de De Niro’s Game, qui m’avait conquis en 2008, nous revient avec un deuxième roman qui passe brillamment l’épreuve du feu. Comme cet incroyable insecte qui nous vient du fond des âges et qui ne craint rien, Rawi Hage, lui aussi tout droit sorti de l’enfer libanais au lendemain de la guerre civile, et qui émigra à Montréal pour écrire, confirme son talent de conteur et impose sa verve et son verbe coloré, dans la pure tradition orientale...

Demeurant dans la satire et la parodie, maniant l’humour corrosif et une certaine lucidité – qui n’est pas pour autant du cynisme – Hage nous dépeint une plongée dans les assises du monde contemporain à la manière d’un Kafka élevé au walkman et porteur d’une quête impossible. Deuxième roman résonne souvent avec baudruche, mais ce deuxième ballon est magnifiquement gonflé, osé, impertinent, et il n’explosera pas en vol, du moins pas avant la dernière ligne, histoire de pétrifier définitivement le lecteur et le laisser coi sur son siège le temps de la réflexion.

 

Le narrateur – qui pourrait, quelque part, être un peu l’auteur, désormais curator, qui partage ses activités entre les arts visuels et l’écriture, et qui a dû connaître parfaitement ces périodes de vaches maigres où l’on vendrait son âme pour un morceau de pain – ce conteur-là, qui nous vient d’Orient, a réchappé à sa tentative de suicide montée comme un amateur sur une branche bien trop friable, et surtout à niveau du canasson du policier monté qui n’a eu qu’à se porter à sa hauteur pour lui passer les menottes...


S’en suivent alors des séances obligatoires chez le psy, dans un bureau miteux de l’aide sociale qui l’oblige à traverser Montréal sous la neige et le froid. Un décor irréel qui l’isole encore un peu plus du monde des hommes. Alors, puisqu’il ne peut pas percer par le haut, c’est en bas qu’il ira, et c’est déjà pas si mal puisque la vue est belle par en-dessous, ne serait-ce qu’en se glissant sous les jupes des filles. Mais attention, la folie n’est pas loin, la transe le guette.

 

Survient alors une paire de quêteuses endimanchées qui "prosélytisent" à tour de mains la parole de Jéhovah, quitte à en dire des vertes et des pas mûres sur les voisins qui viennent de leur claquer la porte au nez. Serait-ce la faim qui lui fait baisser les bras ? Toujours est-il qu’il les écoute et qu’il voit soudain qu’un "chœur de bébés hémophiles entonne Je brûle pour toi, accompagné par un groupe de convertis : femmes de ménage, veuves décaties, laveurs de vaisselle haïtiens, chauffeurs de taxi à moustaches – mais seulement ceux qui, pas une fois de toute leur vie, n’ont triché en rendant la monnaie à un client, fait faire le grand tour à un touriste japonais, marchandé avec des putes et des voleurs d’autoradios, gonflé le tarif d’un homme d’affaires ivre mort ou accroché la Vierge Marie à leur rétroviseur (haro sur les catholiques, insinua-t-elle, qui veulent imposer au monde entier leur sainte-nitouche adultère et enceinte)."

 

Vous l’aurez compris, nous sommes ici dans la farce pimentée à la manière d’une narration du XIXème qui aurait reçu quelques hormones de synthèse. Dans un second degré magnifiquement peint, Rawi Hage règle ses comptes avec nos sociétés modernes à la dérive, baignées d’un consumérisme hallucinant qui occulte les valeurs humaines qui nous ont tous conduits ici. Alors, quid de demain ? Continuer à bêler de concert et à se terrer, ou la nécessaire révolte des oubliés doit-elle renverser cette société libérale qui étend ses tentacules ?


Un roman est aussi un levier pour marquer les consciences : celui-ci est cruel mais d’une rare efficacité.

Quand plaisir de lecture rime avec éthique.

 

 François Xavier

 

Rawi Hage, Le Cafard, traduit de l'anglais par Sophie Voillot, Denoël & D'ailleurs, mars 2010, 368 p.-, 22,30 euros

 

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