Éloge de la nitescence : «Le Raconteur», un roman de Dominique Deblaine

Par les temps et la saison morne qui s’installent dans le ciel frileux et les cœurs craintifs de nos contemporains, voici un livre solaire que la guadeloupéenne Dominique Deblaine nous propose comme un baume sur des «élans et des rires si vite quittés» afin de nous faire retrouver une «pétulance qui attend de refleurir».
Livre qui, avant
tout, est une vraie fête littéraire, une exaltante narration censée donner droit de
cité aux idées et aux sentiments à fleur de peau, à raconter la vie, sa
diversité et sa richesse. Ce n’est donc pas un hasard que des puissances
illimitées sont confiées au narrateur anobli par le titre de Raconteur et qui, du haut de son poste
de sentinelle de nos interrogations, tente de nous rassurer. «Une vie, nous
dit-il, ça dépend comment on la chante ou comment on la raconte, parfois flèche
de canne comme une splendeur, parfois crabe en déroute comme une solitude et
parfois encore mer étale comme une mémoire lactescente».
Signalons dès le début que, contre toute attente et malgré
«le rythme glapissant des bords marins» que cette narration implore, ce n’est
pas dans de larges espaces que le livre de Dominique Deblaine nous invite à
voguer, mais dans un endroit qui fait de la limitation son enseigne de
prédilection et s’incarne dans un lieu nommé l’Impasse Bellenvent.
Lieu
imaginaire, lieu rêvé ou réel, comble d’une vision vouée à une spatialité
circonscrite, cet espace romanesque est investi d’une incontestable capacité à retracer
le plus fidèlement possible l’hypsométrie des destins, des bonheurs et des
malheurs de ses habitants. Lieu reconnaissable parmi ceux qu’à une autre occasion Dominique Deblaine appelait, en parlant de la singularité des endroits que l’on choisit
sans vraiment le savoir, des chemins «de randonnée, d’errance amoureuse, tendre
et terrible, dans le monde». Enfin, lieu à identifier dans cet espace-temps appartenant
à la géographie de son enfance et de son adolescence insulaire où
l’Impasse Bellenvent n’est autre que le reflet de ce que l’imaginaire lui
renvoie, des années plus tard, sur ce que vivre veut dire et sur le sens de cette
unique aventure qu’est l’existence.
Ces habitants rendent à leur corps défendant témoignage de
cette usure que le temps assoie sur les optimismes d’antan, avec une telle
intensité que l’on pourrait faire sienne et se reconnaître dans ce portrait
d’une saisissante ressemblance avec nos états d’âme d’hier et de toujours.
« On dirait que le soleil d’ici dessèche parfois le cœur, endurcit le
regard, flétrit la chair de ces sédentaires, de ses aventuriers de salon et
pourchasseurs falots de romance se saoulant de chimères, de chagrins
d’adolescents, d’amours naufragées, de mélopées absurdes ».
Il serait en revanche maladroit d’imaginer tout ce beau monde en proie à cette immobilité quasi assommante. En magistrale alchimiste d’une langue remplie de couleurs et débordant d’épithètes, Dominique Deblaine sait que seuls les mots peuvent subvenir à ce manque vital de respiration et de rythmicité dont souffrent ses personnages. Ce sont donc ces paroles enchantées qui vont faire vivre l’espace narratif de son livre, dans une succession haletante de verbes et d’allitérations : « On y chuchote, on y parlotte, on y crie, ou y hurle, on y pleure et on y rit. On y laisse aller sa destinée, on y foule les malheurs comme le sable volcanique, on y flâne comme en herbe folle».
Dépositaire de toute cette débordante énergie, Le Raconteur,
personnage principal du roman, bénéficie du statut de narrateur omniscient, incarnation
de l’absolue liberté de connaître les pensées les plus intimes des habitants de
l’Impasse, et de partager en même temps leurs joies et leurs soucis. Vrai
esprit fuyant qui survole les états d’âme des habitants et se nourrit de leurs
pensées, il est aussi arbitre de leurs comportements jugés selon le code d’une
cohabitation qu’il rêve harmonieuse mais dont les limites sont, hélas, toujours
outrepassées. Attendu chaque soir, il s’insinue comme une ombre dans leurs
pensées, tantôt porteur de rêves, de fragrances se mêlant «à la lumière du
plein midi et du soleil couchant», tantôt «arbre qui se plaint et gémit, comme
un gommier terrassé ou un filao abattu». Sa mémoire est la boîte noire d’un
monde qui vivote, elle enregistre les hauts et les bas d’une existence à la
recherche de sens. Une fois ouverte, elle dévoile les amples oscillations d’humeur
consignées avec soin : «Mon corps est brûlant et glacé. Je suis tout à la
fois une vague s’étalant sur le rivage, explosant sur le récif, une laminaire
ou une gorgone arrachée des fonds, un ramasseur de méduses, oursins, varechs,
un cueilleur de cadavres de mer. Rien ne me convient, rien ne m’attire, rien ne
m’exalte».
À sa défense, il faut dire que les habitants de l’Impasse n’hésitent
pas à lui fournir une abondante quantité de faits extraordinaires et de
sentiments hors du commun. Car le monde de Dominique Deblaine a ceci de
particulier : cette exubérance dans les grandes amours et dans les petites
trahisons, dans l’errance et dans une paresse voisine à l’oubli de soi, dans la
joie de vivre et dans l’ennui semblable à une mélancolie sans fin. Le brave Docteur-Patch,
Martha surnommée la Reine, Rodrigue et Alisonne, mais surtout Suzanne, qui aime
tant la poésie, «une femme qui n’en fait qu’à sa tête», «qui a besoin d’exaltation»,
Sinel, son mari, «un homme qui n’aime pas la maladie et la vieillesse», Aristide
Norval, fondateur d’une association pour les aveugles, et surtout Clémentine, avec
ses rêves et ses cauchemars, son amour pour la musique de Debussy et son refus
des mensonges de Charly, son homme errant, tous forment un monde fascinant,
bravant «la banalité du quotidien». Un
monde où les relations amoureuses réclament les plaisirs ardents des corps et l’exaltation
de la chair au hasard des rencontres, des passions naissantes et des séparations
intempestives.
Chronique vivante d’un monde en ébullition, le livre de
Dominique Deblaine devient ainsi la métaphore d’un monde où chacun pourra
reconnaître sa place et adhérer au saisissant portrait que le Raconteur en dresse :
«Mais l’Impasse, mon impasse, convoquant galéjade et véridique, joie et peine,
justice et lâcheté, est fertile en figures qui atténue ma solitude, chasse mes
peurs, m’obligent à admettre le rien, à accepter ma misère et ma grandeur».
De ce point de vue et devant une telle jubilation comme un
arc-en-ciel de la joie de vivre, il nous est facile de faire du Raconteur un livre d’espoir, d’optimisme
et de rêve, surtout lorsqu’il s’agit de son injonction centrale portant sur
la nécessité «d’être dans le ravissement de la vie, d’accepter l’incroyable
spectacle d’une création insensée, d’accepter le temps étiré, d’accepter le
calme sur les mornes orages sur la savane, d’accepter l’étrange beauté du
monde, d’accepter l’affolement des sens, d’accepter la joie, la peur et la
tristesse, pour côtoyer le mystère».
Ajoutons que le pari de Dominique Deblaine ne serait pas si
magistralement gagné sans l’extraordinaire maîtrise de style dont elle
fait preuve dans une «pétulance réflexive», comme elle aime appeler son écriture. Une langue si riche et variée que forment les bavardages des gens de
l’Impasse Bellenvent et qui coule comme «des breuvages de félicité». Tout ce qui
lui donne vie, «intonation, phrasé, modulation, inflexion des voix» forment des
lieux de littérature ornés de cette beauté exquise et du travail littéraire entrepris
magistralement par Dominique Deblaine.
Retenons, pour terminer, cette magnifique phrase dont il serait dommage de ne pas goûter la sève pour embellir nos routines quotidiennes :
«La pluie ce matin est une rosée d’amour qui paillette autant
ma peau que mon cœur braque qui se prend soudainement à aimer les herbes folles
et les bourrasques insensées.»
Restons ainsi dans cet éloge de la nitescence, auquel ces
paroles nous invitent, pour partager ce cadeau littéraire si précieux qui nous
vient du côté ensoleillé de l’incontestable talent littéraire de Dominique
Deblaine qui, pour définir sa manière d’écrire, aime citer cette phrase de
Rilke qui dit que pour écrire, « il faut sentir comment volent les oiseaux ».
Tout est dit sur cette plume délicate qui, après nous avoir enchantés dans «Paroles d’une île vagabonde», nous offre dans Le Raconteur un encore plus bel exemple de son art littéraire.
Dan Burcea
Dominique Deblaine, Le Raconteur, Riveneuve Éditions, 2014, 158 p, 12 euros.
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