Mais avec quel livre ? Électrique, électronique, numérique ?

Nous sommes en pleine période d'apprentissage face au marché in statu nascendi de l‘Homo numericus. Comme tout hominien de notre humble espèce, il n'est pas rare de constater que l’apprenant en voie d’assimilation d’un chronolecte devenu désormais presque familier, fasse des erreurs interlinguales dues à sa langue d'origine (livre, pages, etc.) s’interférant avec des notions plus laconiques, à savoir:  format ePub, document XML, verrous DRM, ou UECA pour évoquer le livre homothétique. La machine s'emballe ! 

Il peut aussi faire des erreurs intralinguales dues à l’apprentissage de cette langue. C’est le cas de l’expression « livre numérique » qui associe une hybridité étrange, une sorte d’hydre à deux têtes dont le corps commun est conduit par l’oligopole des grands groupes éditoriaux. Dès lors la notion de livre numérique se rapproche de l’extranéité de la chimère, ne faut-il pas oser cette rupture sémantique avec le livre qui relève d'un ordre culturel ancien ? N’en déplaise à certain mais il est question de sa dématérialisation dans les nuages d'Apple et de ses conséquences sur la "filière" économique.  
François Bon s’ébaudit de ce terme qui remplace celui de la "chaîne du livre" désormais engloutie. Le livre sera homothétique (ou ne sera pas) ?

                                                                                                    

À son tour, dans l'avant-propos consacré au dossier "Modèles économiques d'un marché naissant: le livre numérique"en 2012 sur le site de la Culture, Philippe Chantepie – chef du Département des études, de la prospective et des statistiques – découpe les contours de la terminologie à envisager dans une réalité différente que celle du modèle culturel que nous connaissons. En effet, "le livre numérique recouvre une réalité présente très incertaine (...), tant il est probable que le livre numérique ne sera pas le livre numérique: hypermédia plutôt que livre,(...) homothétique du papier ou très différent, non plus seulement au prix unitaire mais forfaitaire ou d'abonnement par son paiement, lu différemment par des publics à la fois classiques et nouveaux." 


L’intérêt du numérique repose pour l’instant sur certains segments du marché comme les sciences dures, une partie de la bande dessinée, le dictionnaire et l'encyclopédie. Il importe donc à l’éditeur de savoir saisir le potentiel de ce nouveau paysage pour le dessiner à sa guise. Si les moyens et seulement si ! La première bonne nouvelle date du 26 mai 2011 ; le prix unique du livre numérique est fixé par l'éditeur. L'enjeu des éditeurs français est d'imposer les conditions du  livre papier sur les livres numériques qui bouleversent le pôle de fixité de la chaîne, de sa création à la réception. Cette loi légiférée en 2011 protège les éditeurs qui craignaient de subir la concurrence déloyale des géants de la distribution en ligne.


Mais l’incertitude terminologique de cet objet-livre pose toujours des problèmes de fiscalité. L’économiste Françoise Benhamou souligne l’ambivalence de la création d’un bien qui devient un service à travers sa e-distribution. Moins tranchée que madame Filippetti qui ne s'embastille pas dans des définitions, un livre est un livre ! Et hop !


Semble-t-il, nous devons peut-être appréhender cette mutation en utilisant nos connaissances antérieurs qui jouent le rôle de processus d'assimilation des connaissances nouvelles. En d'autres termes, ce qu'on va apprendre dépend de ce qu'on sait déjà. Mais sait-on déjà lire avant de nous attaquer à la lecture technologique ? 
Pas de panique, les images et autres liens hypertextes nous sauvent…telle est la portée salvatrice du livre numérique enrichi ; la diffusion du savoir et du plaisir des yeux aux plus nombreux. Allez mettre une tablette entre les mains de tante Armide qui parle encore au subjonctif de l'imparfait pour voir...! Même Paul Veyne s'y met pour nous présenter son musée imaginaire, premier livre d'Art numérique, alors hein !



 

C'est pourquoi, les prophéties alarmistes qui annoncent la mort de l'éditeur ou du papier par la faucheuse Numérique, s'enflamment trop tôt ! Halloween est visiblement passée mais son fantôme plane toujours comme des relents de cendre froide ! Des vilains mots qui ne font pas peur à ces jeunes éphèbes aveuglés par la culture de l‘écran mais inquiètent plutôt les professionnels du livre !


Avant toute
approche, décoiffons-nous de notre robe de bure des neiges d'Antan et à l’instar de Don Quijote anémié de bon sens, demandons pardon de tomber en déshérence face à l’expression hybride de livre numérique. Comme l’invoque François Villon -poète ribaud du XVe siècle - dans son épitaphe la Ballade des pendus, "Que tous nous veuille absoudre" ! 


En effet, dans ce monde aviné de lui-même, il importe parfois de re-sémantiser les mots, trop souvent victimes d’abus langagier. Ils ont besoin d’avoir un contexte situationnel pour prendre tout leur sens, les travaux sur la mémoire montrent combien l’on se souvient des mots par association à d’autres mots, à une histoire… 
Ainsi au terme de livre, certains d'entre nous s’imaginent un ouvrage aux pages décaties posé sur la table merisier du salon ou doctement rangé dans la bibliothèque ; temple hiératique du savoir. Nous sommes loin de penser à un objet que l’on recharge ! 

Et d’autant plus perdus face à la multiplicité des formats et des supports.

















Pourtant la logosphère dans laquelle nous baignons déborde de poésie malgré les remous de son époque. Les conservateurs ont été les fers de lance à développer la virtualité des musées, car ils étaient en charge des nouveaux médias dans le projet numérique. C’est ainsi que le plus grand musée virtuel au monde vient d’ouvrir, il regroupe plus de 170 000 toiles de la collection britannique. Grâce à ce projet, 80% des peintures à l ’huile du domaine public qui n’étaient pas accessibles et pléthore d’artistes sont représentés en ligne dans une vaste gallerie. Dans la même veine, il y a aussi le musée Art project de Google qui vient de s’agrandir  avec au total 35 000 œuvres visibles, dont des nouveautés du Palazzo Vecchio de Florence et des objets pré-colombiens d’une collection péruvienne. Comme quoi !


Dernière découverte, on peut aussi être à la fois éditeur, archiviste chargé de la conservation ainsi que de la mise en valeur des fonds patrimoniaux et... superviser le développement numérique en suivant le déploiement de la plateforme de distribution de l’édition numérique Eden Livres, par exemple. Alban Cerisier est cet homme du paradoxe chez Gallimard. Une doxa qui pousse parfois des hurlements simiens face aux bouleversements qui l' agitent sans les comprendre. 


Encore faudrait-il expliquer, se coordonner au lieu de se chamailler la cerise du gâteau pour envisager par exemple, une interopérabilité des plates-formes pour collecter l’ensemble des métadonnées. L’interopérabilité est un terme clé qui relève des normes communes permettant de lire le même livre sur différents supports sans coût de transfert…


… avec une vague impression que la question de la réception se déplace pour pointer le curseur sur le devenir et le potentiel de ce marché naissant. La téléphonie qui semble être aux antipodes de l'univers livresque s'empresse pourtant de développer pléthore d'applications pour croquer la plus grosse part en s'inventant distributeur ! Soit, l'homme est un être perfectible et lire Tolstoï sur son Smartphone, pourquoi pas. Les pratiques culturelles se déclinent à l'infini. Reste les enjeux économiques et juridiques et tutti quanti  qu'il importe de circonscrire. 


Un jour... quand tout le monde sera enfin d'accord pour coopérer tout en faisant mousser la concurrence ; chose excitante dans ce marché émergeant où chacun se dispute la voiture électrique pendant la récré. 

 

Affaire à suivre le 12 décembre lors de la journée consacrée au livre numérique au Centre national du livre autour de huit tables rondes réunissant les principaux acteurs (président du SNE, SGDL...).

 

Mais où est Aurélie Filippetti ? 

















Virginie Trézières

1 commentaire

Aurélie Filippetti a raison !!! (rire sardonique ? cf.lettre ouverte d'A.Filippetti du 20 novembre sur le fiscalité du livre). Conformément au code de la propriété intellectuelle, une "œuvre de l'esprit" est une "œuvre de l'esprit" quel que soit son support. "Œuvre de l'esprit", hum...! Le substantif œuvre de l' étymon latin opera signifie le travail que l'on produit avec soin, diligence...par la grâce de la mano d'opera ; la main d'œuvre. Mais qu'en est-il de la patte de l'ouvrier si n'importe qui peut s'inventer Auteur ou piller un auteur en s'octroyant la paternité ?  Nous l’avons bien compris, le numérique aussi flamboyant qu’il soit, pose la question du respect du droit d’auteur. Les plus frileux s’indignent peut-être de l’homologie faite entre l’objet "imprimé" ou "numérique" "qui reste un livre" pas toujours sécurisé ; DRM qui ne font pas l'unanimité.  Et c’est ainsi que le siècle des Lumières revient triomphant pour éduquer la populace bien grasse que nous sommes en nous balançant d' "oeuvre(s) de l'esprit", d'où l’idée de faire pousser des auteurs en herbe (ou pas) comme des champignons sur un tas de fumier sous l'égide de l'iBook author qui est un logiciel permettant de publier son propre livre, et cela sans l’œil bienveillant de l’éditeur pour chasser coquilles et autres inepties ! À croire qu’il ne sert à rien mais restons confiants, nous préconisons le fumier de cheval pour faire pousser des champignons de Paris ! Palais éduqué exige…mais un "livre est un livre" !

"Que tous nous veuille absoudre", notre regretté Villon.