Salah Stétié lève "L'Interdit"

En lisant un poème de Salah Stétié nous avons déjà franchi un seuil ! Loin d'être embarqués dans le maelström des Iles Lofoten, nous sommes en méditerranée, terre du milieu, interface des deux mondes poreux entre ciel et terre où le ciel s'enracine et l'eau ténébreuse se déride. Pourtant, la morsure de l'air frais de ses vers nous entraîne au-delà des cèdres du Liban pour se vêtir d'une parure universelle car l'homme face à l'univers, se trouve en situation interrogative. La résonance existentielle de sa verve tellurique s'inscrit dès la première phrase de L'interdit comme une invitation au "dégagement solaire" in statu nascendi de la poésie en ce XXIe siècle.

Fille de l'ombre, on  n'entre pas dans la poésie de Salah Stétié par la nef centrale mais par les transepts de ce monument Verbal. Il faut savoir défroisser les plis de la grande draperie stétienne, détacher les embrasses des rideaux occultant le dais de cette grotte acousmatique. Précédemment édité en 1993 chez José Corti, cet essai revisité en 2012 (édition définitive entièrement revue par l’auteur) traverse les âges pour rappeler le rôle salvateur de la poésie dans un monde où l'Homme est parti en déshérence. Au travers de cette plume de porphyre on entend sourdre le cri plaintif d'un poète accusant le condiment fallacieux du sens qui s'auréole de la couronne du Vrai. Toutefois, pour prouver son existence dans les entrelacs poétiques, encore faudrait-il que cette valeur soit possible, voire impossible. L'étreinte de cette contradiction opère alors un premier renversement à travers lequel le Vrai, s'il existe, ne peut être unanimement reconnu que si la poésie est constellation commune.


Ne dit-on pas avec ferveur : je l'ai vu de mes propres yeux ! Le cas échéant, être frappé de cécité ébranlerait bien des certitudes et des fondations. Dans cette logique, n'a de poids que ce qui pèse et n'est vrai que ce qui est visible. Mais qu'en est-il des vibrations souterraines échappant à la vue du primat de l'émotion sur la vérité scientifique ? Comme le disait amèrement Henry James, l'Art est considéré, à tort, comme un luxe intellectuel et altier.

En effet, voix spéculative du kaléidoscope labile de l'âme et des failles veinées du cœur, le poème ne peut se résoudre comme un problème d'algèbre, dans lequel x est une entité mesurable, identifiable.
Telle est la tragédie du sens qui consiste à nommer l'ineffable. La forge poétique, à l'instar des signes mathématiques, conserve sa part de mystère sur le rivage des possibles. Pourtant, à notre grand étonnement, nombre d'exégèses s'accordent pour tracer la ligne univoque à suivre dans le ciel de la pensée. Salah Stétié souligne bien céans qu'il n'y a pas de lièvre du sens qui ne déboule dans la fourré de l'être pour, à l'instant où semble s'effectuer sa prise, nous échapper à nouveau pour admirablement vivre de sa propre vie qui est la seule vie en poésie.


C'est en cela que le dernier essai poétique de Salah Stétié heurte de front l'idée con-sensuelle. Il se dérobe des pesanteurs rationnelles que la critique encense en s'affranchissant des interprétations carcérales. Il débande son arc pour toucher de sa flèche ignée le creuset de la réflexion sur le statut de la poésie dans notre société. Baudelaire lançait déjà avec sarcasme qu'elle était civilisée. Elle l'est tellement que la pollution idio-visuelle envahit nos orbites et nos pavillons ! Trépas du sens, il sonne le glas de la lourdeur cognitive pour devenir tribun et faire le chantre de l'absence dans lequel advient la présence jusqu'à la capture de l'éclair poétique. Dans ce désert où fleurissent des puits sans fonds, déborde un vide évidé pour mieux pouvoir le remplir, un « tiers lieu » qui rendrait le monde habitable, selon l'expression de Claude Fintz (Salah Stétié ou l’avant-pays des mots)


Il prend soin de nous mettre en garde contre le pouvoir modélisant et anagogique de la lumière qui éclaire de sa torche, autant qu'elle brûle pour anéantir. Il faut donc veiller à l'angle d’incidence ainsi formé par la réfraction d'un rayon lumineux qui éblouit et consume à la fois. Monde nouveau pour qui sait voir dans l'obscure clarté des mots de Salah Stétié.

Œuvre pleine d'espoir sans dogmatisme aucun car ce qu'il y a de plus désolant toutes les fois qu'on parle de poésie, c'est l'obligation de recourir à un langage abstrait – et d'analyse – qui semble couper au sécateur la fleur du poème, ainsi tué. On ne se lasse pas des volutes métaphoriques de sa prose poétique qui nous emporte depuis un ici vers un ailleurs, tout en nous foudroyant de sa lucidité divine. Dans ce présent essai, un espace de la transhumance s'entrouvre entre le monde des hommes et celui de la poésie pour œuvrer à la réconciliation contemporaine. Levons L'interdit et l'anathème.

Virginie Trézières

Salah Stétié, L'Interdit suivi de Raison et déraison de la poésie, coll. "La bibliothèque d'Alexandrie", Les éditions du Littéraire, juin 2012, 76 p. - 11,50 €

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