Stéphanie Kalfon : Erik Satie et la terreur d’être au monde

Dans son Anthologie de l’humour noir, André Breton ignore souverainement Erik Satie. Personne n’est parfait ! Le pape du surréalisme pensait que la musique est le plus coûteux des bruits. Pourtant, quelqu’un qui nomme ses pièces musicales Embryons desséchés, Sonatine bureaucratique, Croquis et agaceries d’un gros bonhomme en bois ne pouvait laisser indifférent un théoricien de la folie et de ses dépendances. Il y a d’abord la légende qui entoure le compositeur reclus d’Arcueil, où, pour échapper à l’incompréhension et à la misère, l’auteur des Gymnopédies se retira dans un silence imbibé d’alcool. A sa mort en 1925, on trouva dans son clapier de banlieue, hormis les meubles ensevelis sous la poussière, une multitude de faux cols presque neufs, un piano rempli de correspondance non ouverte et quatorze parapluies identiques. De quelle pluie Satie avait-il besoin de se protéger ? Solitude, méfiance, jalousie, incompréhension, sarcasmes ?

 

Je suis né trop jeune dans un monde trop vieux disait ce natif d’Honfleur (1866 pour l’état civil) – patrie d’Alphonse Allais, qui reconnut très vite qu’un Un homme qui sait se rendre heureux avec une simple illusion est infiniment plus malin que celui qui se désespère avec la réalité.  La réalité, c’est l’affaire de chacun. Nous sommes tous plus ou moins empêtrés là-dedans. Le jeune Satie y est embarqué, un piano au bout des mains, pour défier les pesanteurs. Bouture de conservatoire, il dérange ses maîtres, qui décèlent en lui l’élève peu convaincant et inconciliable, provocateur mais doué d’un talent considérable. Dans le monde qu’on sait, il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut se prendre au sérieux. Ce n’est pas le genre d’ « Esotérik Satie », qui étouffe dans la serre surchauffée de la musique ancienne d’un monde très ancien.

 

LES COMPOSITEURS NE DOIVENT PAS ETRE ESCLAVES DES REGLES, proclame-t-il avant d’être renvoyé. Il poursuit ses classes au Chat Noir, cabaret où les hirsutes, hydropathes, incohérents, bizarres et autres échevelés sirotent l’absinthe dans le sillage de Verlaine. A Rodolphe Salis qui l’emploie comme piano-bar, il se déclare « gymnopédiste ». Il compose les premiers titres d’une gloire qui ne dépasse pas le cercle des pairs, fussent-ils Debussy ou Stravinski : Gnossiennes (1890) et autres Vexations (1893) –  Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses, écrit l’auteur d’ores et déjà « surréaliste » qui projette le percement d’un canal aérien entre deux compositions de Musique d’ameublement écrite pour ne pas être entendue.

 

On lui reproche ce qui fait sa singularité : l’impressionnisme vague. Satie veut peindre des partitions instantanées comme Monet ses cathédrales. Autour de lui le monde bouge, bruisse ou furieusement hurle et bombarde. Satie veut faire entrer les bruits de la rue et tous les murmures, cette rage de vivre et ce refus d’être au monde. Cocteau voit en lui Un aspect de la conscience moderne, traduite en son. Satie est à sa façon un précurseur du jazz, un « Précieux dégoûté » qui raconte la douleur des hommes sur le rythme du ragtime. Pour lui, la musique est une suite désordonnée de petits murmures, ces murmures insupportables aux oreilles des contemporains.

 

Le roman vrai de Stéphanie Kalfon rend pleinement les instants pétrifiés de la musique de Satie, qui est une grande préface à ce vingtième siècle d’horreurs et de merveilles. Très embarrassé de lui-même, Satie n’a rien fait d’autre que collectionner les absences, réveillant des tonnes d’humour sauvage qui dormaient en lui. Effrayé devant l’esprit de sérieux et toutes les pesanteurs de l’existence, il a cherché avant tout à Rire d’une absurde mélancolie pour ne pas prendre la vie ni la mort au sérieux. Cette terreur mêlée de mépris, Satie l’a changée en musique à quatre temps, tempo de l’ennui.

 

Satie se disait le plus mélancolique des humains. Fou ? Stéphanie Kalfon ne répond pas à cette question. Elle préfère en poser d’autres : Où en sommes-nous chacun, de ce qui fait une vie ? Qu’a-t-on appris de tous les bruyants bavardages dont nous recouvrons nos malaises d’être là, vides et visibles ? […] Toute cette vie pas vécue qu’on traîne, à quoi sert-elle ? Une partie de la réponse sous Les parapluies d’Erik Satie.

 

Frédéric Chef

 

Stéphanie Kalfon, Les parapluies d’Erik Satie, Joëlle Losfeld éditions, février 2017, 212 pages, 18 €

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