Éric Losfeld : Endetté comme une mule

Au début des années cinquante, la société française retrouve péniblement ses couleurs. Un jeune homme, Eric Losfeld fait ses classes dans la Librairie. Quand il n’est pas dans ses rayons, il est à la Bibliothèque Nationale pour recopier noir sur blanc les manuscrits. Pas n’importe lesquels, les sulfureux, les « hénaurmes », ceux des « petits romantiques » et autres licencieux. Parmi eux, Xavier Forneret, un humoriste noir dans le goût d’André Breton. Surréaliste sans le savoir, Losfeld l’est quand il frappe à sa porte, terrorisé comme Théophile Gautier l’avait été en rendant visite à Victor Hugo, un siècle auparavant. Il est encouragé par ce pape, qui, en préfaçant l’ouvrage, donne sa bénédiction à l’entreprise. L’affaire est lancée, elle va durer plusieurs décennies. Losfeld est culotté, téméraire et il a le nez creux. Des années de bohème fantastique, de vaches maigres, de coups d’éclats éditoriaux s’ouvrent, dans le plus grand désordre. On voit le jeune éditeur chez Gallimard piller les fameux « coquetelles » ou jeter Hemingway plus rond que lui dans un taxi ou manger des baguettes de pain pour tout repas. Comme il faut bien vivre en attendant le succès des toutes jeunes éditions Arcanes – Artaud, Alphonse Allais, Cocteau, Mirabeau, Nerval aussi bien que Jarry et Kafka, les Mémoires de Fanny Hill et autres textes érotiques sans nom d’auteurs sont au catalogue –, Losfeld se lance dans l’écriture sale mais alimentaire : des polars et autres mièvreries calibrées que lui commande un éditeur. Ses amis Alphonse Boudard et André Héléna, qui font dans le salace contrôlé, le roman pimenté sexy, frôlent avec lui les ennuis judiciaires. Losfeld devient le brave soldat de la 17e. 17e chambre correctionnelle, qui protège la société contre « les outrages aux bonnes mœurs ».

 

Des surréalistes, il a retenu la leçon : vivre libre, enchanté, debout, le désir toujours en éveil ! Et loin de la morale de bas étage. Il fréquente assidûment Benjamin Péret, qui fut quelques années auparavant l’auteur du Déshonneur des poètes, brûlot  mettant à mal les troubadours engagés dans la Résistance. Eclectique, inventif et féru de poésie surréaliste, Losfeld lance plusieurs revues : Néon, Médium, Bizarre, qui explorent également la veine fantastique. Les affaires tournent plus ou moins bien. Mais Losfeld le sait : pour être un bon éditeur, il faut s’être cassé la gueule au moins une fois. Rayé du registre du commerce, il entame la vente sous le manteau de textes érotiques et autres raretés du second rayon, qu’il propose aux bibliophiles « avertis ». Il se refait. Il est de retour chez Breton, qui baptise sa nouvelle maison d’édition Le Terrain Vague. Hasard objectif et fabuleux : c’est la traduction de Losfeld en flamand ! 1958 sacre le général Frappard et cette décade de bigoterie sans contrepoids. La chasse aux sorcières, l’hypocrite censure des bien-pensants reprend du service. Losfeld signe le manifeste des 121 aux côtés d’une pléiade d’hommes libres, tout en publiant clandestinement Emmanuelle, qui inspirera le film qu’on sait. L’érotisme français est encore assez prude, tout comme l’éditeur est prudent. La bombe atomique sera sexuelle, néanmoins : en 1964, Losfeld publie la bande dessinée de Jean-Claude Forest Barbarella. Héroïne de Science Fiction, cette fille libre, sauvage, indépendante est une suffragette moderne, moins les slogans féministes. Losfeld devance l’air du temps et secoue le cocotier : il en tombe des succès de librairie, enfin !

 

Mais l’ordre bourgeois veille au grain. Losfeld collectionne les ennuis : les saisies de ses livres  par la police ont des parfums d’encre fraîche. Ses amis éditeurs (Christian Bourgois, Claude Gallimard, Jérôme Lindon) – ou écrivains (Julien Gracq, Michel Leiris, François Caradec, Hubert Juin, André Pieyre de Mandiargues…) – se pressent, plus souvent qu’à leur tour, à la barre pour le défendre. Un journaliste le constate amèrement : La censure barbare est là ! Qu’à cela ne tienne, Losfeld a le feu sacré et la foi des hérétiques. A la formule assez louche « Vivre dangereusement » des Malraux et autres matamores, je préfère vivre merveilleusement, ce qui supprime toute idée de gloriole et de profit, écrit Losfeld dans ses mémoires. Plein d’humour, Endetté comme une mule ou la passion d’éditer est un régal. On y apprend à peu près tout ce qu’on voulait savoir sur la Cinquième République des Lettres. Les anecdotes fourmillent. Le propos est revigorant. L’auteur solde ses comptes avec franchise. La vie de Losfeld, c’est  le coup d’état permanent. Le parcours du combattant  contre la bêtise et la morale des autres, comme disait Léo Ferré. Crime de lèse majesté, en 1991, les éditions Belfond avaient réédité cette autobiographie… en procédant à des coupes… pour ne pas heurter certains lecteurs ! Les éditions Tristram rendent à Eric Losfeld (1922-1979) justice et hommage en revenant à la première édition, celle de 1979. Eric Losfeld a peut-être fini « endetté comme une mule » mais il a définitivement franchi le mur de l’oubli, comme l’écrit François Guérif dans sa belle préface.  

 

Frédéric Chef

 

Éric Losfeld, Endetté comme une mule, préface de François Guérif, Editions Tristram, collection « Souple », 312 pages, 11, 40 € 

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