Thierry Poyet donne vie à Gustave Flaubert

Auteur d'une vingtaine d'ouvrages sur Flaubert, qui font de lui l'un des meilleurs connaisseurs actuels du père de Madame Bovary, Thierry Poyet a conçu l’excellent projet de nous raconter la vie du romancier normand. Le public averti ne pouvait rêver meilleur guide pour entrer dans une année qui s’annonce éminemment « flaubertienne », puisqu’on célébrera en décembre 2021 le bicentenaire de la naissance de l’écrivain. Et, ce qui ne gâte rien, Thierry Poyet est lui-même un romancier : sa narration est toujours agréable, et la façon dont il ressuscite le Rouen de l’époque de Flaubert rappelle d’ailleurs l’habileté avec laquelle il avait recréé pour ses lecteurs la ville de Saint-Étienne du milieu du XXe siècle, dans sa Petite Stéphanoise (Ramsay), en 2019.

Thierry Poyet a choisi de commencer son récit par une scène « inaugurale », celle qui voit Flaubert honorer son premier rendez-vous professionnel à Paris, le 8 avril 1856, pour signer le contrat d’édition de la publication préoriginale de Madame Bovary dans la Revue de Paris, que codirige son ami Maxime Du Camp. À pareille époque, Flaubert semble à la fois jeune (il n’a encore rien publié et est inconnu du public) et vieux : il est déjà l’auteur de toute une série d’ouvrages, mais qu’il tiendra cependant toute sa vie enfermés dans ses tiroirs, car trop proches de ce qu’on appellerait aujourd’hui des « auto-fictions ». Certains de ses principes esthétiques ont également été fixés auparavant, parfois depuis l’adolescence : la littérature doit être mise au service du mépris qu’inspire le genre humain ; la thèse de l’« utilité » de l’Art, chère à Victor Hugo, est un repoussoir ; le jeune romancier se rêve en chef d’école (celle-ci ne s’identifiera jamais à une école « réaliste », mais à une « école de Rouen », où prendrait rang un Louis Bouilhet, par exemple). À partir de la composition de Madame Bovary, Flaubert s’est attaché en outre à faire disparaître son « je » des textes qu’il écrit, pour le manifester autrement, de façon indirecte, par le point de vue sur le monde que l’œuvre construit et qui renvoie à une subjectivité d’« artiste ».

Sans surprise, Thierry Poyet fonde son entreprise biographique sur ce qui peut apparaître aujourd’hui comme un des legs majeurs de l’écrivain normand, à savoir sa copieuse correspondance, qui représente un corpus de plus de 4500 lettres conservées, et qu’André Gide saluait déjà comme son « livre de chevet » (p. 393). Thierry Poyet, qui connaît ses classiques, confronte aussi ses propres analyses aux hypothèses développées par Sartre dans L’Idiot de la famille(« l’enfant demeuré », qui « sut ses lettres très tard » et prit une revanche éclatante). Le biographe égratigne également la « fable » de l’ermite de Croisset et met le doigt sur certaines contradictions dont la vie de Flaubert ne fut pas avare. Ce contempteur des bourgeois était un bourgeois lui-même. Ce haïsseur du « je » s’acharnait dans ses lettres à prendre toujours la pose. Après avoir répété, dans sa jeunesse, la maxime « [l]es honneurs déshonorent, le titre dégrade, la fonction abrutit », on l’a vu oublier bien vite les devoirs monastiques dus à la « sacro-sainte littérature » et multiplier, après le succès de Madame Bovary et surtout après le succès de Salammbô, les séjours à Paris, pour en recueillir les bénéfices et assouvir son envie de paraître, de parader, de briller en société, d’être admiré et écouté. Il fréquente en mondain les salons et les milieux littéraires, court les réceptions et les premières théâtrales, devient à partir de l’hiver 1862-1863 un habitué des dîners « Magny » (auxquels succèdent les dîners des « auteurs sifflés »). À partir de 1863, commence le « flirt » avec le Second Empire, qui le voit se rapprocher en particulier de la princesse Mathilde et du prince Napoléon, puis être invité par l’Empereur lui-même, aux Tuileries et à Compiègne ; il sera même décoré de la Légion d’Honneur le 15 août 1866 (le procès de Madame Bovary est alors bien oublié !). Et enfin, au milieu des années 1860, l’auto-proclamé « ermite » se met à recevoir, le dimanche, dans son appartement parisien (boulevard du Temple, puis rue Murillo, puis rue du Faubourg-Saint-Honoré), tout ce que la France compte d’écrivains en vue.

L’ouvrage de Thierry Poyet a, parmi ses nombreux mérites, celui de mettre en avant des épisodes moins connus de la vie du romancier, ou qui montrent, à nouveau, un Flaubert un peu différent de son image d’Épinal. Il y a notamment la question des relations amoureuses de l’auteur avec Juliet Herbert, l’institutrice anglaise de Caroline, qui expliquent toute une série d’escapades discrètes et régulières à Londres (voir notamment les pages 192-195). On pense aussi à la composition du Château des cœurs, en 1863-1864 (p. 163-170), que Bouilhet et Flaubert échoueront à faire représenter ; on pense en outre à la double vengeance de Louise Colet, la maîtresse évincée, qui déshabille moralement son ex-amant dans Une histoire de soldat (1856) et surtout dans Lui (1859), et frappe juste, semble-t-il, si l’on en juge par la réaction dépitée du principal intéressé (p. 132-138). Les points d’interrogation persistent en ce qui concerne d’autres questions et attendent les réponses des générations futures. Ainsi, ces projets d’œuvres qui n’ont pas abouti et que la critique n’a pas toujours réussi à identifier (p. 305-312) ; la forme finale que devait prendre Bouvard et Pécuchet, et notamment le contenu du second tome de cet ouvrage ; la nature exacte du « Beau » que l’auteur disait vouloir atteindre dans ses œuvres. Le diagnostic de la maladie dont souffrait Flaubert n’a jamais été établi avec précision non plus ; il semble s’agir d’épilepsie, mais curieusement le mal que l’auteur décrit à Taine, en 1866 (voir p. 59-60), n’a rien à voir avec l’épilepsie (c’est à se demander, tout compte fait, si le praticien qui a porté le diagnostic le moins erratique concernant Flaubert n’est pas le bon docteur Fortin, médecin de campagne normand, qui a traité un jour l’auteur de « grosse fille hystérique » [p. 265] !).

On se consolera de voir ces questions rester – provisoirement peut-être – sans solution, en lisant les excellentes pages de Thierry Poyet sur les relations de Flaubert avec sa nièce Caroline (qui fut peut-être le grand amour de sa vie), avec sa mère (son culte pour sa mère tend à se confondre avec le culte qu’il rend à l’Art [p. 277-284]), avec Ernest Feydeau (p. 221-228), avec Victor Hugo (p. 341-348) et avec Maupassant (p. 378-385), dont il fut le premier à pressentir le génie, à la lecture des épreuves de Boule de suif, en février 1880.

Thierry Poyet connaît son Flaubert par cœur mais ne verse pas pour autant dans la flaubertolâtrie. Son bel ouvrage illustre plutôt ce que Marguerite Yourcenar appelait la « magie sympathique ». L’écrivain normand revit ici sous nos yeux, pour notre plus grand profit. 
 

Michel Brix

Thierry Poyet, Flaubert, Ellipses, coll. "Biographies et Mythes historiques", février 2020, 463 p.-, 26 €

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