Little Blue Books, des livres dans le vent

Du codex au livre imprimé, la possibilité de produire rapidement et à bas prix a facilité la diffusion des connaissances et le développement de la culture. L’irrévencieux et rocambolesque éditeur socialiste Emanuel Haldeman-Julius (1889-1951), aujourd’hui oublié, a pris sa part dans cette histoire et fait école après la Grande guerre. Surnommé de son vivant le "Henri Ford de l’édition", il a jeté, du fond du Kansas rural, les principes de l’édition de poche.
Lors d’un séjour aux États-Unis, l’éditeur français Henri Fillipacchi (1900-1961) voit des GI’s extirper de la poche de leur treillis, entre deux trajets, des pocket books dont le format de carte à jouer lui était inconnu.  S’agissait-il des fascicules aux couvertures bleu ciel des Little Blue Books ? Fillipacchi s’en serait inspiré pour lancer en 1953 la célèbre collection Le Livre de Poche, entrée depuis dans nos pratiques de lecture hexagonales.
Mais le concept remonte peut-être au XVIIe siècle, lorsque Nicolas Oudot (1565 ?-1636 ), un imprimeur-libraire de Troyes, diffuse  à partir de 1602 dans le royaume de France des milliers de brochures de petit format, popularisées sous l’appellation de Bibliothèque bleue... Cette production, acheminée par des colporteurs, allait des almanachs aux prédictions astrologiques et des manuels pratiques aux contes de fées sans oublier les romans de chevalerie voire des textes savants.
Mais peut-être faudrait-il remonter plus loin encore, aux libelles et placards des guerres de religion...

La naissance d’un éditeur "pour la masse"

Emanuel Julius grandit dans les odeurs de papier et de colle de l’atelier de son père David au nord de Philadelphie, à la fin d’un XIXe siècle qui correspond à l’âge d’or typographique. Ses parents, des émigrants juifs, avaient  fui les pogroms d’Odessa, alors en Russie. Son géniteur est relieur et lui conseille de lire Thomas Paine (1737-1809) dont The Age of Reason (1794) aiguise sa formation intellectuelle ainsi que sa sensibilité aux questions sociales. Saisi de bonne heure par le "pouvoir émancipateur de la lecture", le jeune Emanuel éprouve aussi son premier émoi littéraire avec La Balade de la geôle de Reading d’Oscar Wilde (1854-1900), acheté dans une librairie d’occasion.
Le livre est alors un bien culturel rare, réservé aux privilégiés – et le seul accès au savoir. Emanuel dévore tous les essais socialistes qu’il peut trouver en bibliothèque ou chez les militants, se définissant volontiers comme un ailier de gauche à part entière.
Après avoir écrit quantité d’articles pour des revues socialistes, il intègre la rédaction du New York  Call. Réfractaire aux impostures et manipulations, il se présente volontiers comme un debunker, c’est-à-dire un démystificateur. Aussi, lorsqu’il lance en 1919  sa collection des Little Blue Books, il publie des penseurs démystificateurs des religions comme Bertrand Russell (1872-1970) ou l’ancien prêtre Joseph McCabe (1867-1955). Il crée aussi un mensuel qui s’appelle à partir de 1932 The Debunker.
Sa première collection, baptisée d’abord  Appeal’s Pocket Series, est inaugurée avec le poème d’Oscar Wilde et le Rubaiyat d’Omar Khayyam. L’ode heddoniste, traduite du persan, se présente comme une brochure de petit format de 32 pages, préfacée par le populaire avocat Clarence Darrow (1857-1938). Cette "entrée en matière" pourrait résumer sa petite philosophie pratique de l’existence : Ma loi est le vin et la belle humeur, ma religion, l’indifférence à la foi et au doute...
Ce que Goulven Le Brech, adjoint à la direction des collections de l’Institut Mémoires de l’édition et « découvreur » de cet éditeur romanesque, énonce ainsi : Haldeman-Julius  veut, avec la publication de ce texte, célébrer une forme de vie joyeuse et libre telle qu’il la prône pour lui-même...
En novembre 1923, Haldeman-Julius trouve « le nom juste et définitif pour la collection, qui la rendra célèbre, et dont il fera une véritable marque : les Little Blue Books,  lancés comme des feuilles dans le vent des idées et le flux des fictions...
Vendus de cinq à dix cents l’exemplaire, les livres, composés en caractères Century Schoolbook, comptent 64 pages, avec quelques exceptions de 32 et 128 pages et leurs couleurs oscillent en fait du bleu clair au vert ou au mauve. En 1929, il commet même un guide maison : How to Become a Writer of Little Blue Books (« Comment devenir un auteur de Little Blue Books »). Dans les années 1940, il fait installer dans diverses villes des Etats-Unis 200 distributeurs automatiques pour son abondante production où prospèrent tout particulièrement les livres du sexologue William John Fielding (1886-1973).

À la frontière de la presse et de l’édition

Dans sa première vie hyperactive de jeune journaliste et dandy new-yorkais, Emanuel  rencontre une belle brune piquante, l’actrice Anna Marcet Haldeman (1887-1941), de passage pour jouer à Broadway une pièce sous son nom de scène de Jean Marcet.
Héritière d’un riche banquier du comté de Crawford  elle vit à Girard, une bourgade située dans les plaines du Kansas. Il l’y retrouve lorsqu’ il est nommé en 1915 codirecteur d’un journal socialiste, Appeal to Reason, fondé par Julius Wayland (1854-1912). Le titre affiche alors des ventes d’un demi-million d’exemplaires, selon des méthodes de promotion tout à fait capitalistes, empruntées aux techniques de marketing publicitaire.
Nièce d’une célèbre activiste réformatrice, Jane Addams (1860-1935) qui allait recevoir le Prix Nobel de la Paix (1931), Marcet Haldeman devient son épouse le 6 juin 1916. Ils fusionnent leurs noms propres pour n’en former qu’un, selon l’idée de tante Jane, et forment une maison d’édition et un couple moderne à l’enseigne d’Haldeman-Julius, continuant à vivre sous le même toit après leur séparation en 1924.
Sensible aux questions de sociétés, Marcet publie Why I Believe in Companionate Marriage (1927) sur le mariage de compagnonnage. Ils ont deux enfants naturels, Alice (1917-1991) et Henry (1919-1990) ainsi q’une fille adoptive, Josephine (1910-1998).
L’idée de la maison d’édition leur vient lors de la reprise de l’Appeal to Reason aux héritiers de Julius Wayland, alors qu’il est question de relancer l’intérêt d’un lectorat évanescent : pourquoi ne pas proposer aux abonnés des petites brochures de textes littéraires, vendues séparément du journal ?
C’est ainsi que naît, au seuil des Années Folles et à la frontière de la presse et de l’édition populaire, le principe du livre de poche.
Entre 1919 et 1951, Haldeman-Julius vend 500 millions de Little Blue Books. Se proclamant héritier de Voltaire, il publie des penseurs radicaux, notamment dans l’athéisme militant et dénonce les exactions des politiciens de son temps. Dans son journal, The American Freeman, il s’en particulièrement au président Herbert Hoover (1874-1966), ce qui lui vaut l’attention toute particulière de John Edgar Hoover (1895-1972), le tout-puissant patron du FBI (Federal Bureau of Investigation), qui fait ouvrir une enquête. Contraint de stopper une partie de sa production éditoriale, Julius-Haldeman subit de surcroît la Grande Dépression ainsi que l’interdiction de diffusion de son journal par le service postal américain. À ses déboires s’ajoute la concurrence de la sociéte new-yorkaise Simon and Schuster, première maison d’édition à importer outre-Atlantique le concept de collection de livres de poche à bas prix, créé par l’éditeur anglais Penguin Books.
Responsable d’un accident mortel au volant de sa Ford (1938), il sombre dans l’alcoolisme morose alors qu’il est sur la liste noire du FBI. Les bureaux de sa maison d’édition sont cambriolés dans la nuit du 8 février 1948 et sa plainte pour le vol de 40 500 dollars suscite l’attention du fisc... Condamné pour fraude fiscale à six mois de prison et au paiement d’une amende de 12 500 dollars, le 18 avril 1951, il persévère dans sa croisade contre le FBI en publiant un pamphlet dont l’auteur (Clifton Bennet ?) compare les méthodes avec celles de la Gestapo... J. E. Hoover, alors en pleine guerre froide, exige de l’agitateur qu’il pilonne le stock des invendus.
Le 31 juillet 1951, Emanuel Haldeman-Julius est retrouvé noyé dans sa piscine. Son fils Henry reprend tant bien que mal la maison d’édition vacillante. Mais dans la nuit du 4 juillet 1978, la fusée d’un feu d’artifice tiré pour la fête de l’Indépendance américaine  met le feu aux stocks.
Depuis, les Little Blue Books suscitent l’intérêt des collectionneurs, des érudits et même des universitaires. La plasticienne Angela Kallus les désigne comme la version calèche d’Internet,  et les peint en plus grand que leur format originel...
Aujourd’hui, sur les rayons des librairies se multiplient les collections de brochures, fascicules, libelles, plaquettes et autres opuscules, parfois juste agrafés et vendus à prix attractifs, jetés dans le débat d’idées. Trop longs pour être des articles, trop courts pour être vraiment un livre, ils conservent l’aspect jetable des Little Blue Books, devenus collectors entretemps – et dont les prix s’envolent...
Alors que les flux d’énergie et de matières premières se tarissent pour un secteur de l’édition en voie de passer de la surproduction à la pénurie, leur histoire ne fait que commencer de plus belle, dirait-on. Comme une petite note bleue lancée contre le vide...

Michel Loetscher

Goulven Le Brech, Little Blue Books – L’histoire du plus rocambolesque éditeur du monde, l’échappée, coll. Le peuple du livre, Les Éditions l'Échappée, septembre 2023, 208 p.-, 18€

Paru initialement dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

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