Tokyo, Petits portraits de l'aube


Dans ce petit ouvrage paru en 2004 chez Gallimard et qu’Arléa réédite quasiment au même moment que les articles d’Albert Londres au Japon, Michaël Ferrier veut nous faire partager un Tokyo secret, une ville qu’il a exploré de fond en comble, loin des circuits touristiques et dont il tente de faire sentir l’ambiance, sans trame ni intrigue.

Le goût du saké, petits portraits alcoolisés

Ferrier avertit son lecteur : « Il est évident qu’aucune des personnes ci-après n’a jamais existé, du moins sous une autre forme que fictive. Cependant, il y a dans ce monde tant de gens qui ressemblent à des personnages de fiction […] qu’on ne peut tout à fait exclure qu’elles n’existent pas. » Pourtant, les personnages qu’il évoque semblent dépeints avec une telle vérité, avec des détails si particuliers qu’on ne peut s’empêcher de penser que Ferrier les a rencontrés, les a fréquentés et de se demander s’ils sont si éloignés que ça de la réalité. 

Ainsi Tokyo Petits Portraits de l’Aube s’ouvre-t-il sur celui d’une française expatriée complètement dépressive, rendue folle par le Japon comme si elle était atteinte du fameux syndrome indien qui fait perdre à certains touristes le sens des réalités. L’esprit du Japon, elle semble le connaître par cœur. Mais il l’écrase, il la fascine, il la tourmente ; la dose de tabac, d’alcool, de médicaments, augmente un peu plus chaque jour. Pour elle, l’aventure finira mal. Elle finira mieux pour cet étrange et amusant Japonais, Yo, fasciné par la langue française, spécialiste des prépositions, plus royaliste que le roi, s’énervant à l’encontre de Céline pour avoir supprimé le « à » de « Un château [à] l’autre ». Yo entraîne Ferrier dans des lieux improbables, sous terre, révélant au français une activité tokyoïte nocturne généralement invisible au pékin moyen, puis dans des rades différents jusqu’au bout de la nuit, jusqu’à ce que l’aube commence à poindre et que les gosiers ne puissent plus ingérer de saké. Car, au-delà de la nuit, ce qui lie tous ces portraits, c’est l’importance de l’alcool. De sakés en tout genre partagés pour mieux partager une conversation ou un silence. 

Petit guide de la nuit tokyoïte

Ferrier organise son petit ouvrage selon le rythme d’une soirée archétypique passée avec des tokyoïtes : quatre moments, quatre mouvements. À chaque fois la boisson y a un rôle croissant. Mais si la boisson semble jouer un rôle de pivot dans ces soirées, ce sont plus des concepts que Ferrier utilise comme articulation de son récit : au travers de quatre kanjis (1), il nous parle des rencontres, du saké, des femmes, et de l’importance du silence. De toute évidence, l’auteur à une grande pratique non seulement de cette grande cité sans centre ni limite mais aussi de ses habitants. 

Malgré une écriture tantôt précieuse, tantôt vaguement crue, Ferrier réussit assez bien ce qui semble être son entreprise : faire sentir à son lecteur l’esprit nocturne de la ville, l’atmosphère urbaine que le touriste aurait du mal à percevoir en un court séjour passé au Japon. Alors certes, on peut s’étonner, par exemple, qu’il parle du quartier mythique du « Golden Gaï » d’une manière aussi mystérieuse alors que cela fait partie des lieux nocturnes que le moindre touriste un peu curieux se devrait de connaître. Certes, on peut s’agacer en ayant l’impression que Ferrier écrit de temps à autre plus pour lui-même que pour son lecteur, comme s’il analysait par l’écriture son expérience japonaise. Néanmoins, Ferrier nous ballade, décrit ici l’improbable développement d’une agriculture sous le métro, fait là l’historique très évocateur du joli quartier d’Ebisu… le lecteur passe la soirée avec lui et aimerait réitérer l’expérience dans la réalité. 

Enseignant en littérature dans la grande ville de Tokyo depuis des années, Michaël Ferrier n’est pas un aventurier, c’est un « expat’ ». Un style de vie a priori un brin moins excitant que celui d’un grand reporter à la Albert Londres, certes, mais c’est par la littérature qu’il nous rappelle que la vie est, ou peut être, toujours une aventure, même dans son quotidien le plus banal. Ferrier veut faire rêver Tokyo. Mais par sa démarche, il donne aussi envie de regarder sa propre ville – et non seulement Tokyo – avec des yeux nouveaux. 

Matthieu Buge


(1) Kanjis : sinogrammes utilisés dans l’écriture nippone.

Tokyo, Petits portraits de l'aube, de Michaël Ferrier, Arléa, avril 2010. 108 pages, 7€.  

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