Au Japon

     Londres – Tokyo Express

Au début des années 1920, le quotidien L’Excelsior envoie un des plus fameux journalistes de ce siècle opérer une sorte de grande enquête asiatique : Albert Londres. Parti pour six mois, ce dernier allait débuter son périple par le Japon, avant de traverser la Chine, l’Indochine, et enfin l’Inde pour jeter sur ces contrées un regard unique. 

L’empire qui se lève

Londres arrive au Japon à la fin de 1921 et y restera quelques mois. Alors que l’hiver est déjà entamé, alors que Monsieur Paul Claudel est ambassadeur à Tokyo, mais surtout alors que la conférence de Washington bat son plein et que les Etats-Unis et l’Angleterre s’apprêtent à infliger une nouvelle humiliation aux nippons. 

Le contexte historique est fabuleux : le Japon est « sorti du moyen-âge » avec l’ère Meiji à la fin du XIXe siècle, et il fait déjà partie des grandes puissances industrielles et militaires du monde. Et pourtant, comme dirait Nicolas Bouvier dans ses Chroniques Japonaises, il n’y a pas alors d’endroit civilisé sur la planète que l’Europe connaisse aussi mal. Le journaliste a donc tout à découvrir, et par lui-même. 

En plusieurs articles pour L’Excelsior, tous dédiés à des thèmes particuliers, Albert Londres fait une peinture magistrale de concision et d’intelligence d’un pays qui s’apprêtait à fasciner et faire trembler l’ensemble de l’Occident. Avec poésie, il compare la montée du militarisme à un monde de la mode avec lequel le Japon aurait été forcé de composer. Avec lucidité, il explique comment le Japon s’adapta à la pression qu’exerçaient sur lui les pays occidentaux sur la scène internationale et comment il tentait, à cette époque précise, d’entrer dans le camp de ceux qui y font les règles. Un temps, Londres s’intéresse passionnément au regard frustré et agacé que le Japon porte sur l’attitude des Etats-Unis alors que les Européens, qui ne lui causent pas autant de soucis, bénéficient d’un véritable bienveillance. Et évidemment, au milieu de tous ces pays, pour son propre intérêt et celui des lecteurs du journal, le journaliste se doit d’insister un temps soit peu sur la France et la fascination réelle des nippons pour la culture et les auteurs hexagonaux.

Impressions japonaises

Mais Londres ne s’arrête pas à un portrait du Japon dans le concert des nations. Non, par petites touches (détails observés au détour d’une rue et interprétés avec recul et finesse, expériences personnelles qu’elles soient officielles ou fortuites…), Londres fait aussi la peinture de la société japonaise. Il arpente Tokyo, la ville qui n’a ni extrémité ni centre, il admire Nikko (Qui n’a pas vu Nikko ne peut pas dire beau), Nara, puis se perd dans la splendide et apaisante Kyoto, tant d’endroits qui semblent apparaître devant nos yeux, entre les lignes. Au détour d’une rue apparaissent l’empereur, un serveur au sourire figé, une geisha… tant d’êtres dont Londres s’empresse d’expliquer les statut et les fonctions. Il peut bien qualifier de « petits bancs » les chaussures en bois, avoir l’impression de croiser toujours les même Japonais du fait de leur supposée uniformité physique, sembler avoir du mal à saisir les us et coutumes de l’art de la réception à la japonaise… il n’en reste pas moins que Londres semble tout comprendre : que les Japonais n’ont pas l’instinct aussi grégaire qu’il n’y paraît ; que leur adaptation à la culture occidentale ne relève que d’une juxtaposition superficielle d’éléments et non d’un véritable mélange comme les Occidentaux aiment alors à le croire ; que malgré une apparente austérité « c’est un peuple heureux qui n’attend le bonheur de vivre d’aucun autre, car il le possède »… Certes, des concepts lui échappent : s’il semble, par exemple, saisir les concepts japonais du suicide et de l’honneur, c’est uniquement en termes intellectuels. Il demeure une incompréhension émotionnelle. Mais comment cela pourrait il en être autrement, quand deux civilisations n’ont pas la même approche de la mort ? 

Dans la tournée d’Albert Londres en Asie, le Japon constitue une première étape, une première découverte de cette partie du globe, et le journaliste nous ravit autant qu’il s’ébahit. Composés bien avant la seconde guerre mondiale, dans un pays qui s’est profondément métamorphosé depuis, quelques quarante années avant les Chroniques de Nicolas Bouvier mais empreints d’une semblable intelligence et d’un même humour, les articles de Londres donnent tout autant envie de rêver le Japon, d’y aller ou d’y retourner,  pour connaître un peu mieux ces « Japonais [qui] font des jardins comme Beethoven des symphonies ».


Matthieu Buge
 

Au Japon d'Albert Londres, Arléa, juin 2010. 96 pages, 7€. 

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