Léon Tolstoï, "La Grande âme de la Russie"

Il fallait s’y attendre, avec le centenaire de sa mort en novembre 2010, les ouvrages sur Tolstoï se multiplient dans les rayonnages. « Découvertes » Gallimard n’échappe pas à la règle, bien sûr. Après avoir passé en revue tous les grands de la littérature français (Montaigne, Corneille, Dumas, Balzac, Chateaubriand, Céline, Flaubert, Montaigne, Voltaire pour ne citer que ceux là) et avoir daigné se pencher, en littérature étrangère, sur le seul Shakespeare, on pouvait se demander quand la collection élargirait un peu ses horizons littéraires. C’est chose faite : l’anniversaire de la mort du vieux sage russe en fournissait l’occasion et Michel Aucouturier la plume. 

Michel Aucouturier, grand spécialiste de littérature russe, dresse le portrait de celui que Romain Rolland qualifiait de « grande âme de la Russie », en 128 pages et 90 documents, habilement choisis et, pour certains, étonnants, comme cette correspondance de Tolstoï avec Gandhi. 

Qui était Tolstoï ? Comme le montre Aucouturier, il y a plusieurs Tolstoï, selon les périodes de sa vie, et chacun d’entre eux mériterait une étude approfondie. 

Léon Tolstoï n’a pas toujours été cette icône à la grande barbe blanche et au regard sévère que nombre de représentations véhiculent. Jeune russe que la nature dota généreusement et d’une considérable fortune et d’une  farouche indépendance d’esprit, le petit Léon traverse avec ses frères une enfance heureuse à Iasnaïa Polyana (littéralement la « clairière lumineuse »), domaine familiale où il finit par passer la majeure partie de son existence. Puis c’est le départ vers les grandes villes, Moscou et Saint-Pétersbourg, où il vit une adolescence quelque peu débridée, entre études, jeux et femmes, avant de commencer à remettre en question tout son style de vie. À la recherche d’un idéal, il s’enfouit dans la littérature, puis dans les activités militaires qui le font passer de l’écriture intime à l’écriture romanesque et ancrent en lui un certain nombre de valeurs morales qui participeront à la construction de son autorité intellectuelle. 

Aucouturier montre bien le changement qui s’opère alors, comme si Tolstoï était une incarnation des « stades » de l’existence de Kierkegaard. De retour à Iasnaïa Polyana, Tolstoï s’oriente vers ce qu’il considère être son (ses) devoir(s) : il négocie la libération de ses moujiks avant même l’abolition du servage, il commence sa longue réflexion pédagogique afin d’améliorer la vie de son peuple, il se marie et fonde une famille… Et c’est à cette époque qu’il livre à l’humanité Guerre et Paix et Anna Karenine. Sa renommée devient internationale, on en vient à le considérer comme le plus grand écrivain depuis Pouchkine. 

Et pourtant, Tolstoï, versant dans la phase religieuse de son existence, en vient jusqu’à rejeter Pouchkine et la littérature de manière générale. Sa longue réflexion quant à l’essence de l’art lui en fait réduire toujours un peu plus la définition et il finit par considérer ses activités littéraires comme autant de vaines occupations auxquelles il s’adonne de manière coupable. Dédaignant Shakespeare, fustigeant les influences de la musique sur l’âme, louant la moralité qui se dégage d’œuvres comme celles de Nicolas Gay…le comte s’enferme dans un ascétisme progressif. C’est la crise mystique. Tolstoï finit ce qu’il a commencé en reniant ses années de jeunesse : l’édification d’un système moral d’une austérité stupéfiante. À mesure que sa vision de la vie se resserre, son aura intellectuelle grandit, et alors qu’il meurt dans une gare, seul, en plein hiver, après avoir décidé de quitter Iasnaïa Polyana en vagabond, c’est le monde entier qui le pleure.  

Ce petit ouvrage d’Aucouturier peut, à certains égards, passer pour l’hagiographie d’un comte ascète, pour le récit de la vie et l’œuvre de saint Léon. On aurait aimé avoir plus de détails sur le style du grand homme, son évolution et son originalité dans le paysage littéraire russe du XIXe. Aucouturier peint la « grande âme de la Russie » et il semble donc bien légitime que ce volume des "Découvertes Gallimard" soit plus orienté vers le monde des idées que vers le pur style littéraire.  Et, pour reprendre les dires de Flaubert à Tourgueniev que l’on peut trouver dans la multitude des documents de ce petit livre : c’est fort, très fort… mais Tolstoï philosophise !

Dans l’ensemble ce livre remplit sa mission, présentant bien le grand sage russe, ses sources d’inspirations, et l’influence qu’il eût sur le monde intellectuelle et artistique. Mais, ce que le lecteur saisit surtout, c’est que s’il lui a été donné l’occasion de découvrir Tolstoï, il lui reste à le comprendre. 


Matthieu Buge


Michel Aucouturier, Léon  Tolstoï , "La Grande âme de la Russie", Gallimard, « Découvertes », 128 pages, septembre 2010, 14 € 



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