Contre « les imbéciles heureux qui sont nés quelque part »

Migrants, réfugiés, contrôle des frontières… Les "Lettres aux étrangers" réunies par Vincent Duclert ont au moins le mérite de rappeler aux lecteurs que l’histoire des étrangers n’est autre que celle des hommes.

On n’a aucune envie d’ironiser et on n’ironisera pas sur un livre qui s’intitule Lettres aux étrangers et qui arrive à un moment où certains pays renforcent leurs frontières avec une énergie qui doit faire se retourner dans leurs tombes Stefan Zweig et Romain Rolland. Mais, si louables et si généreuses que soient les intentions exprimées dans la préface de ce recueil, et précisément parce qu’elles sont généreuses et louables, on eût aimé un peu plus de rigueur dans les présentations qui accompagnent la trentaine de textes qui le composent, empruntés aussi bien à Homère qu’à Walt Whitman, à Verlaine qu’à Erich Maria Remarque. Vincent Duclert, spécialiste d’histoire politique, devrait savoir qu’il convient d’être très prudent lorsqu’on aborde la question du racisme ‒ puisque c’est évidemment le cœur du sujet ‒, et qu’on risque parfois de faire le jeu du raciste en reprenant son langage sans préciser clairement qu’il s’agit d’une citation. Il y a quinze ans, Gaston Kelman avait expliqué, dans son ouvrage plaisamment  et judicieusement intitulé Je suis noir et je n’aime pas le manioc, que, s’il voyait bien qu’un certain nombre d’individus ‒ dont lui-même ‒ sur cette planète avaient la peau noire, il ne savait pas trop bien ce qu’on voulait dire quand on disait « un Noir ».

Donc, on est pour le moins embarrassé quand on lit par exemple, dans le chapeau proposé par Vincent Duclert pour un texte d’Hannah Arendt : « …ses origines juives la transforment en ennemi du Reich nazi ». Si Vincent Duclert et certains de ses lecteurs, voire de nos lecteurs, ne voient pas ce qu’il y a de gênant dans une telle formule, nous les renvoyons au film d’Elia Kazan Gentleman’s Agreement (en français, Le Mur invisible). C’est un film fait avec des images, mais qui dit bien à quel point les mots sont importants dans la vision de l’Autre. On reste aussi songeur quand on apprend qu’Hélène Berr, autrement dit l’Anne Frank française, « est arrêtée le 8 mars 1944, (…) transférée à Bergen-Belsen, battue à mort par une gardienne et meurt le 10 avril 1945 ». Comme s’il n’y avait pas vraiment un rapport de cause à effet entre le fait d’être battu à mort et le fait de mourir…

Reste, heureusement, les textes cités, qui sont loin d’être tous des « lettres » ‒ ce terme générique est imposé par la volonté d’inscrire cet ouvrage dans une série (qui compte déjà des Lettres à la France et des Lettres à Paris), mais l’on trouvera, entre autres, un extrait de l’Odyssée, un discours de Clemenceau devant la Chambre ou des passages de l’autobiographie de l’historien Bernard Stora sur le « rapatriement » de sa famille lors de l’indépendance de l’Algérie. Inutile de préciser que l’ensemble est inégal ‒ c’est la loi du genre ‒, et surtout inégalement roboratif, mais il convient de dire ici un mot de la page la plus désespérante de toutes, celle qui montre l’essence perverse et pernicieuse du racisme. Il s’agit d’une lettre, une vraie, adressée par la direction d’une école catholique à un professeur de piano qu’elle emploie depuis longtemps : on n’a rien à lui reprocher ; on n’a que des compliments à lui faire sur la manière dont il s’est acquitté de sa tâche ; simplement, il a le défaut d’être juif, ce qui n’est peut-être pas un défaut en soi, mais le devient dès lors que des parents menacent de retirer leurs enfants pour aller les inscrire ailleurs, dans une autre institution où le sang des enseignants sera plus pur. Et donc, on a le cœur déchiré, mais… Nous trouvons ici l’écho de l’absurde et douloureuse séquence consacrée dans Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophuls à ce commerçant nommé Klein qui avait fait passer dans les journaux sous l’Occupation une notule destinée à informer son aimable clientèle que, malgré son nom, il n’était pas juif.

En fait, et même si cela peut sembler a priori incongru, ce genre de considération nous amène tout droit à parler de littérature. Si l’on dit que se détachent du lot dans ces cent trente pages les textes d’Hugo, de Camus, de Zola, d’Hannah Arendt et de quelques autres, on donnera sans doute l’impression d’enfoncer une porte ouverte, mais il faut bien comprendre que la supériorité de tels auteurs n’est pas due à leur « style », ou plus exactement qu’elle n’est due à leur style que si ce mot est synonyme d’humanité. À vrai dire, un mystère enveloppe cette affaire. Certains, en trois lignes, arrivent à faire partager au lecteur leur expérience personnelle, et il faudrait être la dernière des brutes pour ne pas partager la révélation du narrateur dans À l’Ouest rien de nouveau. D’autres, si convaincus soient-ils de la valeur universelle de ce qu’ils ont vécu, n’arrivent pas à soumettre autre chose qu’un cas, que le lecteur, malgré toute sa bonne volonté, ne pourra considérer que de loin. Non, nous l’avons dit, tous les textes de ce recueil ne sont pas à proprement parler des lettres, mais tous ceux dont nous nous sentons d’une façon ou d’une autre les destinataires font partie des Belles Lettres.

FAL

Lettres aux étrangers ‒ D’Homère à Gaël Faye. Textes recueillis et présentés par Vincent Duclert. Le Livre de Poche, avril 2017. 3,00€.

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