Dont / Que : Remarques sur une faute de français

Le français en marche… arrière

 

Remarques sur une faute de français qui gagne chaque jour du terrain depuis une quinzaine d’années. Faute de français… et faute des Français.

 

C’est une phrase parmi tant d’autres dans un article du Fig Mag, au demeurant intéressant et agréable à lire, consacré à l’adaptation cinématographique de Spirou que nous pourrons voir bientôt. Une phrase, donc, qui ne retiendra pas le lecteur moyen. Mais qui ne manquera pas de hérisser le poil de tout linguiste ayant la faiblesse de penser qu’une faute de français est une insulte faite à l’esprit français.

 

« …deux reporters dont les enquêtes les conduisent à affronter gangsters, dictateurs et autres savants fous. »

 

Votre poil ne s’est pas hérissé ? Vous avez des excuses, puisque dont tend à devenir en français une espèce de mot passe-partout pouvant remplacer avec qui, sur laquelle et on ne sait trop quoi encore. Mais c’est sur la faute précise que contient cette phrase et qui s’est insinuée dans notre langue il y une quinzaine d’années que nous entendons nous pencher ici, car ce n’est pas tant une faute syntaxique qu’une faute morale.

 

Avant toute chose, il convient de dire un mot de l’impérialisme du verbe en français. À tort ou à raison ‒ car il ne se passe pas forcément la même chose dans d’autres langues ‒, le français a décidé que le verbe était en tout état de cause le centre de gravité d’une proposition, et on lui concède une préséance telle qu’il annexe souvent des territoires qui ne relèvent absolument pas de sa juridiction. Ainsi, si c’est en bonne logique que l’on dira : « Pierre ne mange pas » si Pierre ne mange pas, il y a véritablement un abus de pouvoir du verbe dans une phrase telle que « Tout le monde ne t’aime pas ! » En effet, si la négation encadre le verbe (« ne t’aime pas »), elle porte en réalité sur le mot tout : il y a indubitablement des gens qui t’aiment, mais ne va pas croire que tout le monde t’aime. Et c’est la raison pour laquelle l’anglais, en l’occurrence bien plus cartésien que le français, dira : « Not everybody will like you. »

 

Cela ne signifie pas pour autant que le français est ici dépourvu de toute logique. Simplement, estimant que, lorsque ‒ et c’est le cas le plus fréquent ‒ une phrase est censée rendre compte d’une action, c’est d’abord et avant tout à travers le verbe que cette action s’exprime, le français a décidé de faire du verbe le « gouverneur général » de la contrée. Soit dit en passant, cette prise de pouvoir n’est pas le résultat d’un coup d’État ; elle s’est faite progressivement : au Moyen Âge, « tout le monde ne t’aime pas » signifiait « personne ne t’aime » (la négation encadrant le verbe ne portait que sur le verbe).

 

Passons maintenant, si vous le voulez bien, à l’étape suivante, et disons un mot des relatives. Une relative, rappelons-le, est une proposition associée à une autre proposition à partir d’un nom. Soient les deux phrases : « Je te présente Pierre. Tu as souvent entendu parler de lui. » Un pronom relatif permet de les combiner en une seule phrase : « Je te présente Pierre, dont tu as souvent entendu parler. » Le relatif serait bien sûr différent si Pierre (ou le pronom qui le représente) occupait une fonction différente dans la seconde phrase : « Je te présente Pierre. Tu vas pouvoir l’interroger sur la situation à Trifouilly-les-Oies. » Combinaison avec un relatif : « Je te présente Pierre, que tu vas pouvoir interroger sur la situation à Trifouilly-les-Oies. »

 

Jusqu’ici, tout va bien. Tout va même on ne peut mieux. Mais la situation se complique quand le nom autour duquel se construit la relative est doublement présent dans la seconde phrase d’origine. « Tout le monde a entendu parler d’Alexandre. Son ambition l’a perdu. » Alexandre apparaît deux fois dans « Son ambition l’a perdu. » Il est dans le possessif son, et dans le pronom personnel l’ (dans « l’a perdu »). Comme on ne saurait contenter tout le monde et sa mère, il va falloir choisir si l’on entend passer à une construction avec relatif. Pile ou face ? Pile, avec le l’, cela donne : « Tout le monde a entendu parler d’Alexandre, que son ambition a perdu. » Face, avec son, cela donne : « Tout le monde a entendu parler d’Alexandre, dont l’ambition l’a perdu. »

 

Étant donné ce que nous avons dit plus haut, pendant longtemps, le choix du français était automatique : « …d’Alexandre, que son ambition a perdu », parce que que est le relatif complément d’objet direct qui entretient un rapport étroit avec le verbe. Ce sont les Anglais qui, moins aventureux, moins « prévoyants », disaient, disent et diront : « …dont l’ambition l’a perdu ». Le lien se fait sur une base déjà existante ‒ l’ambition d’Alexandre est une chose acquise et établie dès le départ ‒, et ce n’est qu’ensuite que le pragmatisme anglais condescend à se pencher sur ce qu’elle a pu entraîner.

 

La grandeur, le panache du français consistait à essayer de (pré)voir d’emblée ce qu’une situation pourrait avoir comme conséquence. Les Anglais, pour reprendre l’analyse faite un jour par un sociologue, finissent le plus souvent par se rallier aux autres, mais le plus souvent avec un temps de retard. C’est ce qui les rend si brexitants, et parfois si peu excitants.

 

Mais l’immobilisme britannique semble avoir contaminé les Français, puisque, donc, Le Figaro n’hésite pas à écrire « …deux reporters dont les enquêtes les conduisent à affronter gangsters, dictateurs et autres savants fous. » quand l’esprit de Beaumarchais lui commande pourtant de dire : « …deux reporters que leurs enquêtes conduisent à affronter gangsters, dictateurs et autres savants fous. »

 

Il est bien possible, lecteur, que tu te moques éperdument des questions de syntaxe, et c’est ton droit le plus strict, mais tu dois comprendre, lecteur, que c’est en réalité de Netflix et de la GPA que nous te parlons depuis tout à l’heure. Le producteur français Alain Terzian, reprenant avec quelques semaines de retard une déclaration absurde faite à Cannes par Pedro Almodovar, a affirmé qu’il ne saurait être question d’attribuer un prix à un film qui ne serait pas diffusé dans les salles de cinéma. Autant dire qu’il faudrait interdire l’attribution d’un prix littéraire à un livre qui ne serait pas imprimé sur tel ou tel type de papier dans des caractères de telle ou telle dimension. Autant dire que le socle est plus important que la statue. Que Terzian et la corporation qu’il représente ‒ car Terzian a de hautes fonctions représentatives à l’intérieur du cinéma français ‒ puissent regretter, et pour des critères artistiques on veut croire, qu’un film ne soit pas présenté sur un grand écran, c’est une position compréhensible et défendable. Mais il ne faudrait pas pour autant oublier la valeur et l’intérêt intrinsèques de l’œuvre. La vérité oblige à dire qu’il existe des téléfilms mille fois plus intelligents et mille fois plus « méritants » que maints blockbusters qui s’étalent sur de grands écrans. Va-t-on les sanctionner parce que le destin, les circonstances, le Moine bourru les ont condamnés à être diffusés sur un petit écran (au demeurant de moins en moins petit quand il est plasma) ? Et alors que, parfois, ils n’auraient simplement pas pu naître si le petit écran n’était venu présider à leur naissance (v. le Okja produit par Netflix, actuellement au cœur du débat) ?

 

Même chose pour la GPA. Qu’on puisse condamner cette pratique pour des raisons religieuses, morales et tutti quanti, pourquoi pas, même s’il nous semble que l’on voit parfois le mal là où il n’est pas (toutes les mères porteuses ne sont pas forcément des femmes dont le seul but est de rentabiliser leur utérus) ? Mais refuser la nationalité française, donc en fait l’existence, à un enfant sous prétexte qu’il a été conçu à l’étranger, c’est faire preuve d’un humanisme extrêmement torve, puisqu’il traite la question en faisant abstraction du cœur même de la question : oui, nous pensons naïvement que, dans la procréation, l’enfant n’est peut-être pas un élément moins important que les gens qui l’ont conçu.

 

Mutatis mutandis, nous retrouvons là la démarche de certains enseignants pleins de bonnes intentions, qui, pour protester contre les conditions de travail inadmissibles qu’on leur impose, et donc pour pouvoir produire un enseignement de meilleure qualité, se mettent en grève plusieurs semaines durant, ce qui, comme en s’en doute, ne manquera pas de contribuer à élever le niveau de leurs malheureux élèves, appartenant très souvent à des zones défavorisées…

 

C’est là le grand triomphe de l’esprit français. Montesquieu a eu beau écrire des pages et des pages pour expliquer que, quoi qu’on pense, il fallait toujours composer avec une chose qui se nomme la réalité ‒ et ce d’autant plus si on entend la changer ‒, la France s’obstine à demeurer le pays de ce diplomate qui déclara un jour dans une commission à propos d’une mesure qui semblait s’imposer d’elle-même à ses homologues étrangers : « Cela marche en pratique, mais est-ce que cela marchera en théorie ? »

 

FAL

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