L'âme de la danse

La danse est-elle seulement une affaire de bras et de jambes, de pas et d’enchaînements ? Deux ouvrages de chorégraphes rappellent la force de guérison des arts et invitent à s’approprier le pouvoir poétique de la danse, vécue, au-delà d’une évidente déclaration de corps, comme outil de transformation et d’évolution...

La danse serait-elle d’abord un instinct avant d’être un parcours ondulatoire de gestes et de postures se donnant à voir en spectacle par leur mise en lumière ? Y aurait-il quelque chose chez l’humain qui lui donne envie de danser ? Qu’est-ce qui le mobilise et le met en mouvement ?

La danse humaine semble aussi ancienne que le premier hominien qui aurait exprimé ses émotions de joie ou de peur par la répétition rythmique de pas, de sauts ou de gestes, voilà trente millénaires au moins... La musique ne serait venue qu’après, puis le chant, pour la ponctuer. Le mouvement n’est-il pas la source et la condition même de la vie ? L’univers tout entier n’est-il pas construit sur le rythme, du mouvement rythmique des corps célestes au dessin rythmique d’un coquillage fossile ? Qu’ont les hommes dans la peau quand ils dansent ? Le corps dansant est une onde d’être et de joie, rayonnant de gestes et s’instituant acte et parole... Mais pour quoi et au nom de quoi ?

Telle mère, telle fille

Anna et Daria Halprin se sont fait corps pour la danse disant le tout de la vie par ce mouvement d’appel libérateur. Respectivement mère et fille, elles ont institué leur vie par ce savoir fondateur qu’elles transmettent au  Tamalpa Institute, co-fondé en 1978 en Californie.
Chorégraphe et performeuse avant-gardiste Anna Halprin a fait sortir la danse de ses gonds, dans les années 50, désertant le studio pour investir les chantiers, les entrepôts, les hangars ou les forêts.  Formée à la danse d’Isadora Duncan (1877-1927), elle suit  les cours de la Denishawnschool de Ruth Saint-Denis (1877-1968) et Ted Schawn (1891-1972), puis rencontre la modern dance de Martha Graham (1894-1981).

Elle est à l’origine du concept de performance, danse en baskets, talons hauts – ou dans "le plus simple appareil". Atteinte d’un cancer (1971), elle explore les voies de guérison par la danse et décide de travailler avec des malades afin de les aider à reconquérir leur corps en souffrance dans des pièces comme Intensive Care, Reflections on Death and Dying (Festival d’automne de Paris, 2004).

Après un passage remarqué au cinéma (Zabriskie Point, Antonioni, 1969), Daria utilise la puissance transformatrice de la danse comme processus de guérison en croisant pratique artistique et thérapeutique. Non seulement le mouvement permet de cultiver la conscience corporelle et de se repérer, mais il aide à faire œuvre créatrice de tout ce qui nous arrive. Car expression artistique et processus de guérison sont intimement liés dans l’histoire des communautés humaines avant de dévier vers la représentation et le spectacle, en fabrique du beau : Lorsque nous trouvons l’accord juste et harmonieux de notre être au niveau physique, émotionnel et mental, nous nous trouvons plus proche d’actualiser notre potentiel humain.

Cette actualisation nous relie à une « force fondatrice, constamment en mouvement en nous et autour de nous », dans le relâchement de ce qui entrave et fige le flux de l’énergie vitale : Lorsque nous nous immergeons dans la création, nous ressentons en nous une sensation passionnée d’être vivant, qui enclenche notre engagement et notre participation totale dans la vie [...] Lorsque nous sommes réglés sur le flux créateur, nous découvrons qu’énergie et expression sont libres, et nous découvrons un sens étrangement accru de notre niveau de conscience. Souvent, de telles infusions d’énergie créatrice nous relient au grand Soi, ou à ce que nous appellerions le divin, et à l’expérience directe de l’unité. [...] En réalité, le fait de libérer cette énergie créatrice libère la totalité de notre être au monde.

Daria Halprin propose quatre mouvements vers ce processus libérateur : S’effondrer, se rétrécir, se réduire et se  retenir – chacun étant un signal métaphorique destiné à identifier la nature du blocage au niveau de la création et la relation correspondant à l’expérience de la vie en général.
La vraie danse vient de l’intérieur - comme l’évidence même : Le mouvement fait partie intrinsèque de notre nature humaine ; et la danse est le mouvement devenu conscience. Précisément, la vivre comme l’évidence même passe par une alchimie subtile entre forces de destruction et force de création – jusqu’à la métamorphose d’un manque-à-être vers la plénitude d’un dansêtre.

Daria Halprin invite à toucher la profondeur du mouvement intérieur et à vivre comme une descente dans une conscience cellulaire  afin d’entrer en résonance avec cette immensité transformatrice qui ne demande qu’à prendre corps dans un être-au-monde renouvelé en reliance avec un vaste récit de l’humain.

Serait-ce là l’en-jeu et l’antidote au manque de ce qui ne fait plus corps entre nous ?  Si le corps d’une personne est son passé (Alexandre Owen), suffirait-il alors de se laisser être pour de vrai dans cet état dansant et libérateur pour déclencher un processus vivant de création en donnant à voir son âme dans la chaîne des "performances", la survivance des mémoires et l’hypercomplexité d’un antimonde qui se défait ?

 

La Biodanza, un mariage avec la vie

Rolando Toro (1924-2010) invite à danser la vie avec la Biodanza, un système d’intégration affective, de renouvellement organique et de réapprentissage des fonctions originelles de la vie. Anthropologue et professeur de psychologie de l’art et de l’expression auprès de l’Institut d’esthétique de l’Université pontificale du Chili, il ébauche la Biodanza alors qu’il est maître d’école, dans les années 1960, à une période d’élan créateur en Amérique latine puis initie la Psychodanse à l’hôpital psychiatrique de Santiago avant d’étendre sa pratique sur le continent.

En 1986, Veronica Toro et Raul Terren amènent la Biodanza en Europe. Il s’agit rien moins que de vivre avec émotion, de s’éprendre de la vie dans un état de conscience différent et un corps rendu éloquent, accueillant une poussée vitale hors de ses limites, par un travail non pas musculaire mais neuroendocrinien permettant une forme directe de connaissance : Le premier pas consiste à éveiller la source du désir, le deuxième consiste à l’exprimer et le troisième, à l’accomplir.
En somme, entrer en connexion avec la vitalité après avoir compris que notre âme, notre pur jeu des âmes, c’est juste du corps remis en mouvement et en acte : Nous sommes rythmés naturellement. Lorsque nous perdons la connexion avec le rythme de la vie, c’est la dissociation et le dérèglement et nous tombons malades.

Et... vivre dans un état poétique permanent ? La poésie est à la pensée ce que la danse est au corps : l’expression la plus authentique de notre identité.
Quel programme plus stimulant que celui d’accueillir le miracle du vrai advenant dans l’épreuve du corps désentravé en pure onde d’être ? En somme, se faire un corps rendu à sa signifiance et en faire  en acte de vie et de foi, par la réactivation de sa capacité expressive originelle - plutôt que par ce travail de dressage toujours en vigueur dans les institutions de la culture industrielle... Ainsi, la disponibilité pleine, l’engagement total dans l’instant, la capacité de recevoir et d’être traversé, la justesse du mouvement constitueraient la voie royale d’une justice immanente à rendre à ce qu’on appelle un corps...

Au fond, ce qui se joue par la danse, en constante quête du savoir de l’autre entre l’abîme à vivre et à franchir entre deux corps chargés d’histoires ou de renoncements, est le parfait contraire de l’insignifiant. C’est là toute l’énigme d’un manque-à-être (Daniel Sibony) se faisant corps par ce oui inconditionnel à ce que la danse affirme.

Michel Loetscher

Daria Halprin, La Force expressive du corps – guérir par l’art et le mouvement, Le Souffle d’or, 344 p.-, 21 €
Raul Terren et Véronica Toro, La Biodanza – sentir la vie dans toutes ses dimensions, Le Souffle d’or, 158 p.-, 17 €

Paru dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

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