De la dévoration à la dénumérisation du monde

Le déploiement à marche forcée du numérique est-il compatible avec les équilibres vitaux de la biosphère et les besoins véritables de l’humain ? Pour le philosophe Fabrice Flipo, le doute n’est pas de mise : l’industrie du numérique détruit l’environnement ainsi que les liens humains – et jusqu’à la conscience humaine...

Nos modes de vie ultraconnectés sous pilotage algorithmique creusent-ils la fosse commune de l’espèce présumée humaine qui a consenti à sa techno-zombification et à la dévoration de sa niche écologique ?

Le fonctionnement de l’industrie numérique consomme 10% de l’électricité mondiale – une consommation qui s’annonce exponentielle pour les années à venir, lesquelles nous semblent comptées... Fabrice Flipo cite l’estimation d’une étude de 2015, issue de l’industrie des semi-conducteurs, pour éclairer cet impensé de l’écologie dite politique : Au rythme actuel de la croissance de la puissance de calcul, et du fait du ralentissement progressif des gains en matière d’efficacité énergétique, le numérique pourrait consommer, avant 2070, l’équivalent de toute l’énergie mondiale dépensée en 2010.

Mais que fait la police verte ? Est-il besoin de rapeller que faute d’avoir été mis au service d’une transition des sociétés industrielles, le secteur numérique a surtout servi leur expansion ?
En d’autres termes : avons-nous vraiment besoin de tout ça ?
C’est-à-dire de toujours plus de jeux en ligne, de gadgets connectés, de capteurs, de 5 ou 6 G pour traiter toujours plus de données, de téléphones 8K pour prendre des vidéos en haute résolution ou de voitures autonomes et autres robots taxis ? Avons-nous réellement besoin d’e-sport ou d’e-médecine et de toujours plus de dématérialisation et d’intelligence artificielle alors que l’illusion de l’immatériel ne tient plus devant l’évidence de la dévastation écologique ?

Les intérêts d’une minorité technophile excessivement choyée promouvant une société toujours plus électrisée et numérisée sont-ils ceux de la majorité des habitants de la planète ? Pourquoi créer et attiser des besoins que la multitude des consommateurs n’a pas et qui sont contraires aux intérêts les plus vitaux de l’espèce présumée pensante ?

Une société de moins en moins soutenable
La numérisation forcenée des besoins de base annonce  une dilapidation sans précédent dans une fuite en avant technologique qui tient du fondamentalisme le plus obtus voire suicidaire. Ainsi de l’agriculture, tributaire du climat et écrasée sous le poids de contraintes de toutes sortes, pourvu qu’on ait du numérique : Telle est la hiérarchie des besoins, du côté de la Bourse, des banques et des États. Pourquoi ce tsunami de chèques en blanc signés pour le numérique ?

Se connecter ou se nourrir, faudra-t-il choisir bientôt ? Comment ignorer que la tech tire la demande de ressources ? Or, le numérique ne remplace pas le pétrole et n’est donc pas à ce titre « le pétrole » du XXIe siècle... Il ne fait qu’en consumer des quantités hallucinantes au nom d’une efficacité énergétique outrageusement fantasmée... Avons-nous besoin de toujours plus de données traitées ou simplement de... sobriété de nos modes de vie ? Mais si la dite sobriété s’avère vertueuse voire même très salutaire pour la planète, elle ne sert pas les intérêts et orientations des acteurs du numérique et des dirigeants de la start-up nation...
Encore faudrait-il comprendre qu’en matière de stockage, on ne dispose pas plus de serveurs en quantité illimitée qu’on ne dispose de bibliothèques ou de papier -– tout ne peut donc pas être stocké... Et puis, une puissance de calcul augmentée signifie voracité énergivore...

Fabrice Flipo recommande d’assumer rien moins qu’une confrontation politique en impliquant toutes les parties prenantes (associations, entreprises du numérique, citoyens et usagers, collectivités locales, enseignement, syndicats, ONG, médias, etc.) pour dénumériser les secteurs qui peuvent l’être, par exemple les véhicules automobiles et articuler des choix collectifs et individuels tant au niveau local que global.
Autant dire que la prise de conscience devrait dépasser les petits groupes techno-critiques pour toucher tous les usagers et  habitants de la planète. Et déboucher vers une véritable écologie populaire propice aux alternatives en matière de soutenabilité agricole ou urbaine. Précisément, des études d’opinion comme celle de l’Ifop pour l’Académie des technologies révélait en 2020 que le niveau d’inquiétude des Français vis-à-vis des technologies s’envole, et leur défiance aussi. Assurément, il y a urgence écologique – et bien davantage... Celle de défaire ce qui nous défait – et de se défaire de dispositifs numériques écocides ?
Y aurait-il des limites naturelles au-delà desquelles le ticket pour de nouvelles réalités englobantes n’est plus valable ?

Michel Loetscher

Fabrice Flipo, La Numérisation du monde – un désastre écologique, L’échappée, octobre 2021, 160 p.-, 14 €

Paru dans Les Affiches d'Alsace et de Lorraine

 

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.