Pierre Adrian. Extrait de : Des âmes simples


EXTRAIT >

 

Battu par le vent, le scapulaire de Pierre fouette sur son habit. On dirait une mouette prête à s’envoler. Au sommet du col d’Osquich, en Pays basque, on est encore bien loin de l’Océan. De mouettes il n’y a pas. Ce sont bien les vautours et leur brun rouille que nous apercevons aussitôt en grimpant par la route en pierre blanche, criblée de nids-de-poule. On croit à une rangée de statues, impassibles, les serres agrippées à leur socle. Le bec alarmant. Ils rôdent en meute. Dans le vide qui nous entoure, au milieu de cette terre chauve, ce trop-plein de ciel, les vautours se lèvent d’un coup. Ces rochers s’évadent sans un murmure, d’un vol lourd qui frôle d’abord la terre, puis fonce vers le lointain grisâtre. Ils vont traîner leur rapacité ailleurs.

La marche est usante pour atteindre le crâne du col d’Osquich et la chapelle Saint-Antoine. Le vent se lâche. Les bourrasques mordent la peau, fouaillent le visage d’une pluie mauvaise. Nous sommes en Soule, la plus discrète des provinces du Pays basque, cernée par les deux Navarre. Pierre est né en Béarn, un peu plus loin. Mais il veut me montrer ce pays aux balcons et volets rouges, purpurins. Les routes qui réclament l’Atlantique, la pierre de grès rose. Depuis une semaine, c’est la première fois que je quitte la vallée. Et naît déjà une impression de manque. Quelques jours, à peine, suffisent pour nouer en moi une intimité avec le relief. Partir, c’est interrompre ce dialogue. Je crois que le regard, habitué à de tels éléments – premières pentes, estives, sommets et neiges éternelles –, crée une dépendance. Ainsi en est-il aussi des vies insulaires ou côtières. On se sépare de la mer avec déchirement. On n’accepte plus l’horizon d’une plaine. Ici, comme un enfant quitte, maladroit, les jupes de sa mère, je perds un abri. Une idée des hauteurs. Je laisse un toit. Hors de la vallée, le ciel est trop vaste. Je manque de repères. Il n’y a plus ces colosses qu’on retrouve au matin, l’anormalité des flancs contre lesquels on se cache. D’un seul coup, la vie paraît bien fade, plate. Vers où lever les yeux ?

Pourtant la Soule reste pyrénéenne, et depuis le col d’Osquich on domine un paysage bistré, en dépression. Un amas de sargasses rousses et mouillées qui court vers la chaîne. « On a le pic d’Anie à portée de main », fait remarquer Pierre en tendant le bras.

La chapelle Saint-Antoine s’allonge en haut du col. Une plaque blanc lunaire comme un objectif deviné à la longue-vue au pied de la montée. De loin, j’ai cru que le clocher avait été foudroyé, se profilant comme du fil de fer tortueux. Mais c’est un clocher à trois pointes, dit trinitaire, qui prolonge la façade de la chapelle. Arrivé au faîte du col, la respiration coupée, Pierre me raconte : « Mes parents étaient instituteurs. Ils se sont mariés en 1925. À l’époque, ils devaient passer par le nord de la France, car la région était déficitaire en instits. Après, ils sont rentrés ici. En 1930, ils n’avaient pas d’enfants. Alors ils sont venus tous les deux en pèlerinage jusqu’ici, à la chapelle Saint-Antoine. Neuf mois plus tard, ma grande sœur est née. En fait, ils n’ont jamais su compter les périodes de fécondité et de stérilité. Ils ne comprenaient pas... Mais je pense que la foi les a tout de même aidés. »

Chez Pierre, la religion n’avait donc rien d’étranger. Elle était une des grandes questions familiales. Et là où certains s’éloignent de Dieu à cause de la famille, lui s’en est approché.

« Je me souviens, quand j’avais dix ans, un jour où nous étions tous aux champs, papa nous appelle et nous montre une fourmilière. Il dit : “Avant de la renverser, je vais vous faire voir les merveilles de la Création.” Pour lui, c’était un moyen de nous parler de Dieu. J’ai gardé ce souvenir-là en tête. Et je voyais papa faire sa prière tous les soirs, embrasser la statue de la Vierge. Il était le seul instituteur croyant du pays. Et avant le concile Vatican II, les curés voyaient déjà les églises se vider à cause du latin. »

Pierre interrompt sa marche.

« D’ailleurs, je me souviens des pleurs de mes parents au retour de leur première messe en français. Ils disaient : “Comment l’Église a-t-elle pu nous priver pendant tant d’années de cette joie ?...” Enfin le prêtre ne leur tournait plus le dos pendant l’office. Ils comprenaient chaque mot, et on disait la consécration devant eux. Pour eux. Mes parents étaient bouleversés.

– À quel moment se sent-on appelé à devenir prêtre ? Je ne sais pas... J’imagine qu’il faut une grâce, comme une révélation soudaine. Est-ce qu’on choisit vraiment ?

– Il y a un moment qui a poussé ma décision, bien sûr. C’était en 1954. Nous avons enterré le curé du village. Je me souviens, j’avais douze ans. Je voulais mieux aimer Jésus. Et ça ne m’a plus quitté. Je suis entré au séminaire à dix-huit ans, ce qui était assez tardif à l’époque. On entrait au petit séminaire à douze. J’y ai vécu des années de bonheur indicible, d’illumination. Le séminaire ressemblait à un monastère, avec son silence, sa vie de contemplation. J’ai surtout appris à reconnaître l’intelligence du cœur. »

Moi, j’imagine volontiers qu’il faudrait avoir tout vécu avant de connaître la vocation de Pierre. Mais la vocation, justement, est un appel qui ne surgit jamais quand on est prêt. Pierre n’a pas tout vécu. Au contraire. L’homme a trop de vices pour qu’un prêtre les connaisse tous. Il y a certains de mes faux pas auxquels Pierre ne saura jamais répondre. Il garde en lui cette innocence qu’on travestit trop souvent en naïveté. Elle m’éloigne de lui. C’est pourtant un luxe d’être passé à côté de certaines choses. La connaissance vaut aussi par l’expérience des actes manqués. Il faut avoir toute sa vie ignoré certaines faiblesses pour approcher la pureté. Mais je suis bien décidé à fouiller davantage, à ne pas lâcher Pierre en route. Je veux comprendre. Dans le monde du soi, pourquoi se met-on, justement, à vivre pour autre chose que pour soi ? Pour un Autre qu’on ne voit pas ? Je veux comprendre, car, moi aussi, j’ai cherché. Si Dieu existe, pourquoi ne se révèle-t-Il pas aussi à ceux qui Le guettent ? Quelle iniquité... J’ai cherché, mais je ne L’ai pas trouvé. Alors, ils doivent dire, ceux qui savent, et devinent cette présence à leurs côtés. Où L’ont-ils rencontré ? Ils ne connaissent pas leur chance.

Autour de nous, le pays s’affole dans les coups de vent. La pluie qui éclaboussait par saccades tombe dru. Et les murs fiévreux de la chapelle dégoulinent. Ils suent.

Pierre poursuit :« Le cérébral est l’ennemi du cœur. Tu ne viendras pas à la foi par l’intelligence. Par les livres, la philosophie, la théologie. Je crois que l’intellectuel ne voit que la pointe émergée de l’iceberg. Alors qu’avec le cœur, je dépasse mes schémas. Les murs tombent, un à un, par pans entiers.

– Cela peut être si dur à entendre. On a parfois l’impression que ceux qui croient sont déconnectés, ou bien qu’ils se rassurent. »

Pierre sourit doucement.

« Croire, c’est faire le passage de l’intellect à la réalité, à l’expérience. Ce n’est pas une échappatoire ou une fuite. Au contraire. La foi est une épreuve de la réalité. Il faut éprouver pour aimer. Regarde, Dieu s’est fait homme, Il a épousé la condition de l’homme pour éprouver sa réalité. Et l’aimer jusqu’au bout. »

Le regard de Pierre verse dans le vide. Comme s’il fouillait à l’intérieur. Après un léger silence, il reprend : « L’intelligence du cœur, voilà le grand réalisme. Ne pas laisser un seul jour filer sans aimer. Lorsqu’on lui demandait : “Que faut-il à un prêtre pour qu’il garde toute sa ferveur ?” le curé d’Ars répondait : “Il devrait rester au séminaire toute sa vie.” Le désir de Dieu dépasse l’intelligence. »

Nous reprenons notre marche. Il faut redescendre le col, alors que le soir déjà étire sa langue inquiète. L’obscurité n’a plus d’heure. On ne devinerait même plus les vautours en contrebas.

« J’ai été ordonné prêtre à Mauléon le 23 décembre 1966. C’était après mon service militaire dans la marine. Quand on accostait dans les ports, je me souviens des camarades qui me disaient en souriant : “Toi, tu restes ici, hein ?” Et ils allaient faire leurs affaires en ville. J’étais aide-aumônier, à ce moment-là. Ça m’amusait. Ces quelques mois en mer ont été des années de délice... Peu m’importait le décalage avec les autres, tu sais. Mon plus grand désir, c’était de faire connaître Jésus.

– Vous êtes ordonné prêtre à Noël 1966, et dès janvier 1967 on vous envoie dans la vallée !

– Et vois, je ne l’ai plus quittée. Je n’avais pas vingt-cinq ans, et j’arrivais comme un étranger, ou presque. Maintenant, je sais que ma nomination en vallée d’Aspe par l’évêque de Bayonne est un miracle. Le premier d’une longue série... Lorsque j’étais au presbytère d’Accous, j’ai très vite été entouré par des objecteurs de conscience. Tu ne le sais peut-être pas, mais c’est un statut créé après le gâchis de la guerre d’Algérie. Un service civil plus long, qui remplaçait le service militaire. Dans la vallée, on a fondé une aide pour les paysans. Avec ces objecteurs, nous avons vécu une grande vie de prière. Je n’étais pas si seul...

– Mais vous n’étiez pas encore moine, à l’époque ?

– Je suis devenu moine prémontré en 1981. Chanoine régulier selon la règle de saint Augustin. Je deviens donc “moine curé”. C’est comme une greffe dans ma vie de prière, tu vois. Ce n’est pas une transplantation ! Et là encore, c’est un nouveau miracle, frère. Car j’intègre l’ordre des Prémontrés tout en restant dans la vallée, avec l’accord du père abbé de l’abbaye de Mondaye, en Normandie, et de l’évêque de Bayonne. J’ai toujours cherché à partager un climat de prière avec des frères. C’est ce que je souhaite pour Sarrance...

– Et j’imagine que le monastère est aussi un miracle sur votre route.

– Il l’est, tu peux en être sûr. C’est l’évêque qui a proposé que j’aille à Sarrance quand le sanctuaire s’est vidé. Nous avons trouvé l’argent pour le racheter. Et maintenant, tu vois le chemin qu’il reste encore à faire. »

Ainsi Pierre, arrivé comme un étranger dans la vallée, avait-il juré de ne plus la quitter. Il avait mon âge, et découvrait déjà le poids des âmes. Toutes les charges à mener. Mais Dieu a lié Pierre à cette vallée. Un geste biblique. Car aucun homme ne saura séparer ce que Dieu ici a rassemblé.

 

© Des Équateurs 2017

© Photo : Julien Falsimagne/Leemage

 

 

Quatrième de couverture > Ce qui repousse les caméras m’attire. Ceux qui trébuchent, ceux qu’on ne voit pas. J’aime le fond de la classe. Le saccage et le sursaut, la poudrière, le foutoir, la beauté, les rêveurs : tout est au fond, chez les invisibles. Au fond des vallées. Cette leçon, je l’apprendrai aux côtés de frère Pierre. En citant saint Paul, il me dira que la véritable sagesse n’est pas celle du monde : « Si quelqu’un pense être sage à la manière d’ici-bas, qu’il devienne fou pour être sage. »  

Au cœur d’une vallée, aux confins de la France, un homme tient là seul par sa foi. Au plus près des vies minuscules – les bergers et les bêtes, les paumés et les vagabonds célestes –, il accueille les histoires murmurées, les hommes en perdition. Les croyants et ceux qui ne croient pas. Parce qu’« on ne peut plus faire comme si les gens avaient la foi. » Pour lui, cela importe peu. Jour et nuit, son portable sonne. Il accourt.

D’une plume taillée à la serpe, Pierre Adrian nous offre un récit éblouissant, à l’écoute des ténèbres et de la désespérance d’une époque

 

Né en 1991, Pierre Adrian vit à Paris. Son premier livre, La Piste Pasolini, fut couronné en 2016 du Prix des Deux-Magots et du Prix François-Mauriac de l’Académie française.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Pierre Adrian, Des âmes simples, Des Équateurs, janvier 2017, 200 pages, 18 €

Aucun commentaire pour ce contenu.