The devil in Ms Sagan

À l'occasion de la parution du roman inédit de Françoise Sagan aux éditions Plon, Les quatre coins du coeur, revoici l'article qu'Annick Geille  avait consacré à la replublication en 2014 par Stock d'une grande partie de l'oeuvre de l'auteur de Bonjour tristesse.
 

> Portrait inédit de Sagan, réalisé par Annick Geille, qui vivait alors chez l’auteure de Bonjour Tristesse, rue d’Alésia à Paris. (© Annick Geille)

 
Alors que Manuel Carcassonne et les éditions Stock publient et republient en mai 2014 de nombreux ouvrages de Sagan – ou  à propos de Sagan –, en hommage aux soixante ans de la parution de Bonjour Tristesse, Le Salon Littéraire a décidé de republier l’article qu’Annick Geille avait rédigé lors de la réédition chez Stock de l’œuvre de Sagan.
 
« Ce qui intéresse le lecteur chez Sagan c’est la vedette, il est furieux qu’elle en soit une. Lorsqu’il la lit, il se dit que si elle n’était pas Sagan, on ne la lirait pas et il oublie de dire que, s’il la lit, c’est parce qu’elle est Sagan », ironisait Bernard Frank dans un article de sa « période » France-Observateur. Dans ce même papier, l’auteur de Solde remarque que « chez Marivaux et Sagan, les sentiments s’avancent à pas feutrés ». L’historien des lettres Gustave Lanson (1857-1934), que Frank cite au passage, notait dans son Histoire de la littérature française à propos de Marivaux que « ses comédies se déroulent dans une société idéale, dans le pays du rêve. Ce sont de délicates hypothèses de l’âme humaine que l’œuvre [de Marivaux] explique avec une étonnante sûreté. »
Cette « société idéale » de la rive gauche, ce « rêve » éveillé des sorties de casino, les poches vides ou cousues d’or, ces petits cris et chuchotements d’une piapiante mondanité sont mis en scène par Sagan dans son théâtre comme dans ses romans. Et c’est avec une « étonnante sûreté » que la romancière scrute les affres de la café-society. Malheurs qui frappent aussi le commun des mortels car tels sont les ressorts de la psyché. Si Françoise Quoirez a choisi de s’appeler Sagan, c’est parce qu’elle plaçait Proust au-dessus de tout ; cette manière qu’avait son « parrain » d’instrumentaliser son milieu lui parut toujours exemplaire. Quant aux « hypothèses  de l’âme humaine », elles sont levées lorsque les masques tombent, que la vérité intérieure est mise à nu. Jusqu’alors suspendu entre Colombines et Arlequins peu soucieux de fatum, le destin chez Sagan tombe tel un couperet. Les choses sont alors irréversibles. Tout est dit, même la messe des obsèques. Comme dans une partie de Mikado – ce jeu d’adresse ancestral – où il suffit de bouger une baguette d’un demi-millimètre pour risquer sa propre perte, les zones de contact sont d’autant plus risquées que chaque partie dépend du tout et le tout de chaque partie.
Ainsi en est-il des protagonistes chez Sagan. Dans une totale interdépendance, soudain, ils voient leur destin basculer. C’est ce minuscule moment, ce basculement infinitésimal que la romancière observe dans ses nouvelles. On le vérifie en relisant Des yeux de soie. C’est à la collection « Bleue » des éditions Stock que l’on doit ce plaisir ; trois titres de Sagan y sont réédités grâce aux efforts conjugués de Denis Westhoff – fils de la romancière – et de Jean-Marc Roberts, directeur général de Stock et écrivain. Ni l’un ni l’autre ne sont des Saganiens de la dernière pluie. Le premier pour des raisons évidentes (encore qu’il est des fils insensibles), le second parce qu’il existe des affinités entre l’auteur d’Affaires Étrangères (Prix Renaudot 1979), auteur de vingt-deux romans, et Sagan. Deux champions de la nuance et des tristesses polies. Le côté « one more for the road », comme disait Billie.

Jean-Marc Roberts « rêvait » de publier Sagan. Grâce à cette rêverie, l’œuvre de Françoise Quoirez reprend des couleurs. Le blues domine, ce qui n’est pas un scoop lorsqu’il s’agit de l’auteur de Bonjour Tristesse. Mais il y a aussi des touches de rouge avec pas mal de noir, la passion avance masquée, de petits impairs et les joies de la chair distraient les protagonistes de l’essentiel, à quoi réfléchit Sagan dans chacun de ses cinquante livres.

Parmi les ouvrages réédités par Stock, Toxique, journal de bord d’une cure de désintoxication rédigé en 1957 et publié en 1964 par Julliard. L’opuscule s’enrichit d’illustrations signées Bernard Buffet. On y découvre ce qui va devenir une sorte d’antienne chez Sagan : la séparation. Pas seulement par la force des choses – ici une hospitalisation –, mais par nature. Sagan souffre de cette distance qui la définit. C’est son propre exil qu’elle tente de cerner dans Toxique. Une parenthèse blanche pour essayer d’abolir la distance. Ce froid. Avec, à demi-cachées par les blouses du personnel soignant, ces « aubes navrantes » chères à Rimbaud.

Deuxième ouvrage réédité par Stock : Des bleus à l’âme, roman que Sagan remit à Flammarion en 1972 pour prouver à ses détracteurs, qui la renvoyaient quoiqu’elle publiât à ses voitures, ses robes du soir, Castel et ses orchidées, qu’elle était bien ce qu’elle croyait  être au fond : une romancière au-dessus du lot. Mission accomplie dans ce formidable numéro d’artiste ; l’auteur surgit ici ou là dans le work in progress de sa fiction, jouant avec humour toutes les notes de sa petite musique et démontrant par l’absurde ce qu’est sa « frivolité ».

Troisième ouvrage réédité par Stock : Des yeux de soie, recueil de nouvelles publié par Flammarion en 1975. « Sans avoir l’air de rien, la nouvelle est souvent une bêcheuse qui ne vous regarde pas : à force on finit par lui rendre son mépris », notait Bernard Frank dans un article de sa « période » 5 rue des Italiens. À relire les dix-neuf miniatures qui composent ce recueil, on mesure combien Sagan a su amadouer la bêcheuse : ses nouvelles sont à peine posées que déjà closes, les personnages pris au piège d’une machinerie diabolique, quant au lecteur, il est pris. Des yeux de soie, ou le traité intraitable de la défaite. Celle qu’inflige la vie quoiqu’on fasse, et celle infligée à « l’autre », les relations amoureuses n’étant qu’un théâtre de dupes. Sur cette balançoire, le plus léger – celui qui aime le moins – domine de sa hauteur le perdant, accablé de sa lourdeur d’« insistant ». Roland Barthes fit de ce « décalage irrattrapable » une bible des athées de l’amour, Fragments d’un discours amoureux étant la théorie de ce que Sagan met en pratique. Dans cette « violence de l’instant », à Paris ou ailleurs, des gigolos tombent amoureux, les comtesses ont des « férocités naturelles », la future suicidée se lime les ongles avant d’appuyer sur la gâchette, l’épouse rentre le mauvais jour (toujours s’annoncer !), le malade apprend qu’il est condamné, la mondaine découvre qu’elle a 50 ans… Des yeux de soie ou l’art et la manière de tracer en quelques polaroids l’axe des destins qui flanchent, des vies qui passent, de la mort qui survient.

Chez Sagan, une esthétique inflexible (la seule forme d’intransigeance dont elle fît preuve) tente de compenser la perte et le deuil. Sublimation, mon beau souci. Le bonheur ? Réservé aux domestiques. Une sournoise cruauté mène le bal. Les hommes, les femmes, riches ou pas, jeunes ou fripés, truqueurs minables ou amants animés d’une sorte d’authenticité sans tache perdent la partie sans cris ni effusion de sang. Ils succombent comme au Mikado, lorsqu’on touche une pique, l’espoir s’effondre.

Annick Geille

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