Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Albert Cohen. Extrait de : Solal et les Solal

EXTRAIT >

Mais l’écart entre Solal et Belle du Seigneur tient aussi à une vision de l’Histoire. Il y a bien un drame, dans Solal, mais c’est celui de la conscience déchirée. Et s’il est une fatalité, c’est celle de « la race » – l’irrémissibilité de la judéité, élection et malédiction mêlées, qui vient obstinément se rappeler au souvenir du héros. Tout comme le Chad Gadya d’Israel Zangwill ou le Nicolo-Peccavi d’Armand Lunel, le roman rejoue la question de l’origine et de l’atavisme et porte à leur point d’incandescence les dilemmes de la double allégeance. Toutes les issues ne sont cependant pas fermées. La symbiose judéo-européenne n’aura pas lieu – sinon poétiquement – mais le conflit des appartenances reste un drame de portée limitée. Si le retour au ghetto (Céphalonie) est impensable pour qui a goûté au fruit défendu de l’Occident et ne croit plus au Dieu de ses pères, si le retour à Sion est improbable pour ceux dont l’âme est incurablement diasporique (les Valeureux), le destin juif n’est pas scellé. Et, pour le héros égotiste, « fou d’amour pour la terre », il est encore possible – comme aux aventuriers contemporains d’André Malraux – de chevaucher vers « demain et sa merveilleuse défaite ». 

Rien de tel dans Belle du Seigneur dont la structure n’est pas celle d’un drame, mais d’une tragédie, réglée par le déroulement inexorable d’une mort annoncée : suicide des amants – cette fois, Solal ne se réveillera pas d’entre les morts – sur fond de catastrophe politique et de solution finale... C’est que, de Solal à Belle du Seigneur, la pente allégorique du roman s’est accentuée, et l’éducation sentimentale de Solal s’est lestée d’un sens métaphysique et d’une espérance messianique dont l’écrivain consigne, avec une acribie masochiste, l’effondrement programmé. Lire Solal et les Solal revient à tenter de comprendre comment le romancier de l’aventure juive est devenu le greffier du désastre. Celui qui allait, en grande pompe, enterrer le rêve des noces d’Israël et de l’Europe à travers le destin d’un couple d’amants. 

On n’a encore rien dit quand on a rappelé cette évidence : Solal et les Solal est une œuvre juive. Car Cohen est un écrivain juif comme Césaire est nègreet Claudel catholique : ces adjectifs portent, idiomatiquement, le tout de la question humaine. Comme tous les créateurs, le romancier se refuse à figer les signifiants, et le mot juif ne cesse de se réinventer au fil de son histoire personnelle et de celle du siècle. 

De quoi est fait le judaïsme d’Albert Cohen ? Ses connaissances religieuses étaient vastes, mais erratiques, sa pratique inexistante, sa foi absente. Mais sa conscience juive ne s’en est pas moins précocement construite. Sous la forme première d’empreintes affectives : celles d’un enfant d’immigrés au fort accent, dont la langue maternelle est le judéo-vénitien ; celles d’une humiliation antisémite subie le jour de ses dix ans dans les rues de Marseille ; celles des histoires du ghetto de sa mère et d’un retour unique, mais mémorable, dans sa Corfou natale pour sa majorité religieuse... De quoi fixer durablement le sentiment d’une altérité juive, indéfectiblement associée à un Orient dont l’expérience sera ravivée par une année passée en Égypte (1921-1922) : nul doute que la « ruelle d’Or » et les Valeureux doivent beaucoup à cet héritage. Ces empreintes se complètent et se compliquent d’un contexte intellectuel français, et plus largement européen. Cohen est contemporain de cette « renaissance juive » qui – préparée par des Bernard Lazare et des Gustave Kahn – a donné naissance aux œuvres d’Henri Franck, d’Henri Hertz, d’Edmond Fleg, d’Armand Lunel – d’André Spire surtout, qui fut pendant des années un ami et un soutien inestimable... Autant de voies ouvertes pour une réappropriation culturelle et séculière du judaïsme, qui refusait son confinement dans la sphère privée ou le culte synagogal. Dans l’entre-deux-guerres, la direction de l’éphémère Revue juive et l’engagement de Cohen auprès de Chaïm Weizmann avaient placé le jeune écrivain au cœur des grands débats sur la question juive, que les fièvres révolutionnaires, la montée des fascismes et les avancées du sionisme rendaient plus brûlante que jamais. Ajoutons que l’incroyant qu’il était, ignorant de l’hébreu, a fréquenté toute sa vie la Bible à laquelle son cycle romanesque emprunte, plus que des références (le Cantique des cantiques, l’Ecclésiaste), des schèmes directeurs (au premier chef les histoires de Joseph et le Livre d’Esther). 

De ces héritages disparates, Cohen s’est servi librement pour rêver son judaïsme et inventer sa judéité. Concurremment à Solal et les Solal, il avait un moment songé à intituler son cycle La Geste des Juifs, indice d’une tentation épique longtemps vivace. C’est elle qui donnait le ton du recueil de poèmes Paroles juives, en 1921 – célébration d’un judaïsme vétérotestamentaire, orgueilleux, charnel et sévère, loin des alanguissements spirituels et des sublimités invisibles imputés aux « frères chrétiens ». Elle se faisait entendre dans la « Déclaration » retentissante du directeur de La Revue juive, en 1925, chantre d’une renaissance hébraïque aux accents mi-barrésiens, mi-péguystes. Dans son œuvre romanesque, toutefois, dès Solal, ce thème épique se nuance. Cohen y crée un oncle Saltiel qui, fidèle à sa foi, n’en savoure pas moins le Sermon sur la montagne et rend Jésus à Israël : le prophète aux « yeux tristes » qui dans un stupéfiant poème de jeunesse se repentait, sur la croix, d’avoir « trahi [son] peuple », est devenu un compagnon de défaite et de résurrection de Solal. Cette réhabilitation du christianisme se marie néanmoins à une vigueur dionysiaque, aristocratique, terrienne et païenne – ainsi qu’à l’apologie vibrante d’un peuple de « vivants » à la nuque raide. Subsistent encore, à la fin du premier roman, les vestiges d’une épopée virtuelle, projetée dans un horizon messianique incertain. 

À la fin des années trente, cependant, « l’innocence du devenir » (Nietzsche) n’est plus de mise. Cohen conçoit Belle du Seigneur à l’heure où les Juifs sont traqués et où triomphe un racisme néopaïen qui puise à l’envi dans un imaginaire de l’énergie nationale et des hiérarchies « naturelles ». Ce qui reste d’épopée se réfugie dans une méditation métahistorique : le combat d’Israël est devenu « le combat de l’homme », la lutte contre les « lois animales de nature », inaugurée par les Hébreux, prolongée par le christianisme et les Lumières, pour édifier un monde habitable. Ce qui n’était pour Cohen, jusqu’à Solal inclus, qu’une des dimensions de l’esprit juif – l’idéal ascétique d’une Loi contre-nature – finit par en exprimer la quintessence, réitérée de romans (par Solal) en essais (par l’auteur). 

Le judaïsme se trouve ainsi placé sous un double éclairage : héritage inaliénable qui singularise irrévocablement « un beau peuple tragique »; legs universel d’un humanisme superlatif, projet de moralisation du monde où peut encore s’alimenter, « sous l’œil morne du néant », le principe espérance. 

Mais le roman peut-il porter la solennité et la gravité d’une telle visée morale, peut-il dire la Loi sans la mettre en péril ou sans se mettre lui-même en péril ? On verra, à l’analyse des œuvres, qu’il n’en est rien. Parce que le roman est toujours une intrigue, une intrication. Parce que la vision de l’écrivain excède toujours la visée du penseur. Et qu’une œuvre dont la conception s’échelonne sur près de quarante ans charrie toutes les contradictions dont sont tissées les vies. 

© Gallimard 2018

© Photo : Archives Gallimard

Quatrième de couverture > Peu de lecteurs de Belle du Seigneur, en 1968, savaient que ce roman était le dénouement d’un cycle inauguré en 1930 avec un premier chef-d’œuvre, Solal, prolongé par Mangeclousen 1938 et achevé en 1969 avec la publication, à contretemps, des Valeureux… Quarante ans d’aléas éditoriaux avaient fait perdre de vue la continuité chronologique du récit et, plus encore, son unité d’inspiration. Rassemblant pour la première fois en un volume cette tétralogie avec le titre que son auteur aurait voulu lui donner, Solal et les Solal, cette édition Quarto invite à relire d’un œil neuf une œuvre d’exception, à mieux en mesurer le rythme, à savourer l’équilibre entre les volets dramatiques (le scénario obsédant de l’ascension et de la chute du héros) et comiques (l’univers burlesque de Mangeclous et des siens), la fantaisie baroque et la veine satirique, le souffle épique et la tentation lyrique. À travers la vie aventureuse de « Solal des Solal », enfant prodigue du ghetto à la poursuite d’un rêve d’Europe, se déploie une ample méditation sur le destin juif, la culture occidentale, l’amour et la condition humaine, servie par une prose généreuse et inventive qui ne se refuse aucune audace. L’édition de Philippe Zard offre un important appareil critique qui reconstitue le contexte culturel de l’œuvre, et élucide, dans de riches notes, les références littéraires, bibliques, artistiques et religieuses, les allusions à des événements ou des personnages historiques, les mots rares et les régionalismes. Les présentations des romans mettent en lumière la teneur politique et philosophique de l’œuvre, ainsi que les tensions et les contradictions qui la nourrissent : « Cohen est un écrivain juif comme Césaire est nègre et Claudel catholique : ces adjectifs portent, idiomatiquement, le tout de la question humaine » (« Solal et les Solal : le roman introuvable »).

Pages choisies par Annick Geille

Albert Cohen, Solal et les Solal : Solal, Mangeclous, Les Valeureux, Belle du Seigneur, Quarto Gallimard, octobre 2018, 1664 pages, 32 €

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