Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Emmanuel Pierrat. Extrait de : Nouvelles morales, nouvelles censures

EXTRAIT >

L’« affaire Céline » témoigne encore de ces nouveaux tourments. Et disons-le d’emblée : les trois pamphlets antisémites sont répugnants. Le décret-loi Marchandeau du 21 avril 1939, qui modifie la loi du 29 juillet 1881 dite « sur la liberté de la presse » et y inscrit des sanctions « lorsque la diffamation ou l’injure, commise envers un groupe de personnes appartenant, par leur origine, à une race ou à une religion déterminée, aura eu pour but d’exciter à la haine entre les citoyens ou les habitants » aurait éradiqué Bagatelles pour un massacre, publié en 1937, et L’École des cadavres, qui date de 1938 (Les Beaux Draps a été édité en 1941). 

Céline, qui après s’être enfui à Sigmaringen avait été détenu au Danemark, avait d’ailleurs pleinement conscience de l’impossibilité de laisser à la Libération ces livres dans le commerce. Les lois sur la propriété intellectuelle accordent à l’auteur, en France, une prérogative morale véritablement extraordinaire du droit commun. Il s’agit du « droit de retrait ou de repentir », grâce auquel un écrivain, en dépit de tout engagement contractuel, peut choisir de reprendre son manuscrit et, si l’œuvre est déjà publiée, d’en arrêter la commercialisation. 

Jacques Chardonne – l’écrivain préféré de François Mitterrand – avait montré l’exemple en rattrapant Le Ciel de Nieflheim dont il venait de signer le service de presse alors qu’il sentait que la guerre allait virer en faveur des Alliés. 

Au tournant du millénaire, l’affaire Cioran a opposé au palais de justice de Paris l’exécuteur testamentaire de l’écrivain roumain aux éditions de L’Herne. Ce conflit autour d’un texte de jeunesse haineux, renié plus tard par son auteur – conscient, si ce n’est du caractère inacceptable de cette prose, en tout cas de l’image désastreuse qu’il aurait alors traînée dans le Paris de ses aphorismes –, a notamment remis en lumière ce singulier droit de retrait ou de repentir. 

Or, les pamphlets de Céline ont toujours été vendus à prix d’or chez les bouquinistes, ont été republiés sous le manteau et dans de méchantes éditions pirates mais sont surtout aujourd’hui reproduits sur Internet par les mêmes officines politiquement très orientées. C’est pourquoi était souhaitable une édition scientifique irréprochable chez Gallimard, avec un apparat critique inattaquable, préfacée avec dignité et respect de la mémoire de la Shoah, pour couper court à cet atroce traficotage. D’autant plus que Céline rejoindra le domaine public en 2032 et pourra être reproduit par tout un chacun, autrement dit également les pires, pour le pire des usages. 

Certes, il sera possible de saisir la justice en vertu des lois sur la haine raciale. Mais les effets de ce type d’interdictions, à l’heure des fichiers numériques, sont limités. Et drapent les textes ainsi condamnés dans le linceul de la martyrologie si chère à Faurisson et consorts. 

Un exemple relativement récent en atteste. En 2013, le président du tribunal de grande instance de Bobigny, statuant en la forme des référés, a interdit la publication par une maison d’édition très antipathique, puisqu’elle est aux mains d’Alain Soral, du Salut par les Juifs de Léon Bloy. Ce qui n’a pas empêché le regain d’intérêt pour ce livre publié il y a plus de cent vingt ans. Car la difficulté, comme avec Lucien Rebatet et Céline, est la qualité stylistique indéniable de la langue de ces écrivains, langue qui, parce qu’elle est redoutablement maniée, conforte les racistes dans leurs idées. Les livres des génies littéraires, pour le meilleur comme pour le pire, sont donc dans l’œil de la censure. Car Ernest Pinard, l’homme qui a poursuivi en 1857, coup sur coup, Gustave Flaubert, Charles Baudelaire et Eugène Sue nous l’a appris : le censeur a souvent, involontairement, très bon goût. Car il connaît le pouvoir des chefs-d’œuvre. Il sait que les livres, les films ou les tableaux les plus dangereux sont les plus réussis. Ralliant à leur beauté les simples curieux, ceux-ci adhèrent, consciemment ou non, aux messages « immoraux » que ces œuvres contiennent.

Le cas de Mein Kampf, qui ne doit rien à un quelconque talent de son répugnant auteur, est lui aussi déconcertant. Qu’il s’agisse du commerce de l’édition originale ou de celui de sa réédition. 

En 2014, la société de vente aux enchères Pierre Bergé & Associés devait proposer un exemplaire de Mein Kampf, présenté au sein de l’impressionnante collection de documents et livres judiciaires et criminologiques de Philippe Zoummeroff. 

Le livre a été retiré de la vente à la suite d’une demande du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, s’indignant que ce lot soit annoncé « comme s’il s’agissait d’un objet d’art, écrit par un poète ou un membre de l’Académie française ». Or, « Hitler est avant tout un criminel contre l’humanité, un assassin » pour le BNVCA. 

Le livre litigieux est, plus précisément, une édition originale de l’odieux manifeste d’Adolf Hitler, publié en deux volumes en 1925 et 1926. Cette toute première édition comporte une erreur de foliotage à la page 345 du second tome, qui porte le folio 34, et ces deux volumes étaient estimés entre 3000 et 4000 euros. 

Précisons que Mein Kampf n’a connu qu’un succès limité lors de sa parution... avant d’être offert aux jeunes mariés par l’État allemand et d’atteindre un tirage total d’environ dix millions d’exemplaires en 1945. 

Un deuxième ouvrage a été retiré de la vente Zoummeroff : il s’agit d’un recueil de documents sur deux assassins, Louis-Marius Rambert et Gustave Mailly, réunis par le docteur Jean Lacassagne. L’exemplaire qui devait connaître le feu des enchères est relié dans la peau tatouée de Rambert, qui l’avait léguée à Jean Lacassagne. C’est cette fois le Conseil des ventes volontaires qui a brandi l’interdiction du commerce des restes humains. 

Notons en revanche que, dans la même vente, se trouve toujours l’édition originale de l’essai sur l’inégalité des races humaines d’Arthur de Gobineau, relié avec le contrat d’édition entre l’auteur et Firmin Didot en date du 31 mai 1882 ; et que, comme le rappelle la notice du catalogue, Gobineau a été considéré dans la célèbre exposition « Printing and the Mind of Man » comme le « mentor français d’Hitler ». 

Benoît Forgeot, libraire d’anciens et expert de la vente, a déclaré : « Je suis un peu effondré par cette polémique. Cette collection n’a rien de fétichiste, elle est au contraire militante. Philippe Zoummeroff, quatre-vingt-cinq ans, est juif. Il a été caché pendant la guerre à Cahors et une partie de sa famille a péri dans des camps. » Sans compter qu’il a mis sur pied une bourse en faveur de la réinsertion des détenus. Et que sa collection documente notamment « l’horreur sous toutes ses formes, depuis les tortures infligées contre les prétendues sorcières au XVIesiècle, jusqu’aux dérives idéologiques du XXe ». 

Philippe Zoummeroff a lui-même conclu, à juste titre : « C’est incompréhensible. Le manuscrit de Mein Kampf, c’est l’horreur absolue, je l’ai acquis pour défendre les juifs, pour documenter l’abjection (...). Cette collection est le contraire de l’apologie ; c’est une dénonciation. Mais pour dénoncer, encore faut-il regarder l’histoire en face et ne pas en cacher la part la plus sombre ou la plus ignoble. » 

Depuis lors, Adolf Hitler étant mort en 1945, son « œuvre » est tombée dans le domaine public début 2016. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont confié la propriété des droits de Mein Kampf au Land de Bavière, lequel s’est acquitté de sa mission avec la plus grande parcimonie, ne délivrant les autorisations de publication qu’au compte-gouttes. En Allemagne, comme aux Pays-Bas, le livre est interdit de commercialisation. L’ouvrage est édité sans restriction aucune en Iran, en Turquie, en Inde, en Indonésie ou encore en Russie. En 2009, au Japon, Waga Toso, adaptation manga du livre d’Hitler, s’était vendu à plus de quarante-cinq mille exemplaires, après avoir été publié en violation des droits d’auteur détenus par le Land de Bavière.

En France, la cour d’appel de Paris, dans un arrêt en date du 11 juillet 1979, a imposé un assez long avertissement (de huit pages) sur la version proposée par les Nouvelles Éditions latines, en estimant que le livre pouvait être autorisé à la vente compte tenu de son intérêt historique, mais devait être accompagné toutefois d’un texte mettant en garde le lecteur. 

Il faut saluer le projet d’édition mené par Fayard, qui permettra peut-être d’en faire une édition de « référence », c’est-à-dire pouvant être utilisée par les chercheurs en lieu et place d’un volume imprimé avec les pires intentions. 

© Gallimard 2018

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Quatrième de couverture > Il faut s’en alarmer : la culture est aujourd’hui attaquée dans tous ses territoires. Arts plastiques, littérature, cinéma, musique... Au nom des bonnes mœurs, de la lutte contre le racisme ou la souffrance animale et autres nobles causes, des ligues de vertu du troisième millénaire et des citoyens ordinaires manifestent, agissent auprès des élus, pétitionnent sur les réseaux sociaux, toujours pétris des meilleures intentions. Sous des prétextes apparemment légitimes, le principe de liberté d’expression, avec ses limites communément admises (racisme, antisémitisme…), subit d’incessants coups de boutoir. Il existe pourtant des solutions médianes, permettant de concilier le devoir de mémoire, le respect de l’égalité entre les citoyens, le droit des minorités, avec l’amour de l’art et de la liberté. La clé est sans doute dans la pédagogie, le développement d’appareils critiques repensés. Il est urgent d’analyser ce que cherche à imposer cette nouvelle morale en forme de censure, de dire par qui elle est pensée et activée, d’où elle vient, quels intérêts elle sert, de montrer ses limites et ses paradoxes. Nous devons préserver la culture de ces revendications qui fusent à la vitesse d’un tweet. Cet essai n’est ni un livre de droit, ni un pamphlet, ni un cours de morale. C’est un précis concret, pratique, illustré d’exemples, objectif autant que possible, destiné à tous ceux qui veulent comprendre ce mouvement, afin de les outiller intellectuellement pour défendre la liberté d’expression et la culture menacées.

Emmanuel Pierrat est avocat au barreau de Paris, spécialisé dans le droit de la culture et les affaires de censure. Il est l'auteur de plus d'une dizaine de romans et récits. Il a publié de nombreux ouvrages juridiques de référence sur le droit de l'édition, la liberté d'expression, le droit à l'image, et signé plusieurs essais sur la culture, la justice et la censure.

Pages choisies par Annick Geille

Emmanuel Pierrat, Nouvelles morales, nouvelles censures, Gallimard, octobre 2018, 176 pages, 15 €

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