Olivier Wickers. Extrait de : Chambres de Proust


EXTRAIT >

Le même motif inquiétant de la nouveauté revient un peu plus loin pour évoquer la propre chambre d’enfant du narrateur à Combray, à l’aspect transformé par une lanterne magique qu’on croit bien faire de donner au petit garçon triste pour le « distraire ». Distraire Marcel de lui-même, cette idée folle (alors il ne serait pas devenu Proust, encore qu’il lui aura fallu pour cela se détacher de Marcel, mais dans un livre qui en parlerait encore) venue à ses proches qui le trouvent « malheureux » illustre un des grands thèmes de la Recherche : l’incapacité des autres, à commencer par nos intimes, nos parents, puis plus tard nos amours et nos amis, à comprendre ce qu’il nous faut, même quand ils le possèdent et pourraient nous le donner. Albertine n’agira pas autrement en offrant un crayon d’or au narrateur alors qu’il lui demandait un baiser et Gilberte préférera aux Champs-Élysées lui acheter chez un marchand ambulant une bille d’agate plutôt que de céder d’un pouce à ses avances. Le cadeau fait à l’enfant tourne à la catastrophe. Marcel ne reconnaît plus du tout sa chambre soudain envahie d’images et déformée. Comme dans le Voyage de Baudelaire étudié en son temps par Proust, il s’exclamerait volontiers : « Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! » – mais pour s’en plaindre. La sentence tombe alors, sans appel, et elle vaut suprême condamnation. Sa chambre n’est désormais pas plus la sienne que s’il y était « arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer ».

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Proust comparait bizarrement le style de Flaubert, qu’il étudia, à un « trottoir roulant », en somme à ce qui, à peine l’œil posé sur les pages, vous emporte loin, au large, sans que vous puissiez rien y faire, ni réclamer. S’il disait admirer cette langue qui transporte le lecteur à bon train, elle lui faisait aussi et surtout horreur, à la manière de passions incontrôlées. Jusque dans les cauchemars d’un écrivain, Bergotte, il laissait paraître sa crainte pour ce qu’il redoutait le plus, des « cochers fous furieux » – de ceux qui vous emmènent et vous égarent ou vous tuent en faisant verser l’équipage dans un fossé, s’ils ne vous déposent pas à la hâte dans un hôtel inconnu où vous ne trouverez pas le sommeil. Dans La Prisonnière, lors d’un rêve du narrateur, Proust qui n’est plus loin de sa propre mort quand il écrit la scène, se représente la vieillesse et la mort sous les traits d’une conductrice de fiacre. Une autre fois, le spectacle d’Albertine circulant à vive allure tourne en une figure mythologique et sidérante « la tête enrubannée et coiffée de serpents », semant « la terreur dans les rues de Balbec » (tandis que la fille de Vinteuil conduira, bien sûr, son buggy « à toute allure »). Ailleurs, Proust décrit les gares, vouées aux déplacements, comme des lieux « merveilleux » mais aussi « tragiques » et il croit voir dans tout départ rien de moins que quelque « érection de la Croix », parce qu’il faut, dit-il dans un style au ton dantesque, y « laisser toute espérance de rentrer coucher chez soi... renoncer à retrouver tout à l’heure la chambre familière où l’on était il y a un instant encore ».

Les longues phrases enveloppées et circonspectes de la Recherche, qui souvent déroutent ou indisposent avec leurs incises, leurs parenthèses et leurs tirets, leur mouvement de va-et-vient, ces incessants allers et retours vous rouleraient plutôt ainsi que des galets les vagues, sans toujours vous faire avancer, mais en vous découvrant à la longue, sous l’écume agitée, de beaux fonds marins où reposer enfin en paix.

Proust qui aima l’automobile, beaucoup, les voyages, un peu moins, fera une belle part aux promenades dans son roman, en particulier en Normandie autour de Balbec avec une Albertine qui ne tient pas en place et use pour divaguer de tous les moyens de locomotion, le vélo, le cheval, le train, les automobiles, les calèches. Mais ces mouvements, qui seraient plutôt de faux mouvements, ne doivent pas tromper le lecteur sur un Marcel qui ne croit plus guère aux vertus des élancements qui font sortir de (chez) soi.

 

Marcel détestait le mouvement, parce qu’il l’assimilait à la fuite, celle du Temps bien sûr, la fuite de ceux qu’il aimait, maman dans la vie, Albertine et quelques autres dans le roman ou en dehors. Marcel ne quittait pas, lui, ni les autres, ni sa chambre (et guère plus son quant-à-soi, écrire). On savait toujours où le trouver. Il lui eût fallu, pour pouvoir à son tour quitter, préser­ver, si l’on peut dire dans le même mouvement, son immobilité. On trouve un écho de ce rêve stationnaire dans la Recherche, lors du séjour à Venise. À Venise, bien qu’en voyage, Marcel est enfin dans son élément, d’architectures compliquées, de reflets inversés dans l’eau et le ciel, d’apparitions et de disparitions. Cette Venise des « palais roses et défaillants » où le narrateur ne cessera de vouloir aller, comme on voudrait guérir, et où il ira quand il n’est plus guère malade, tandis qu’il approche de « l’indifférence absolue à l’égard d’Albertine », qui est morte.

Dans cette ville, la Beauté semble calme mais irradie, irrite et aveugle. Quand l’Orient touche à l’Occident, alors tout se confond, les motifs les plus anciens per­dent vite de leur netteté.

Ils s’entrecroisent, s’emmêlent. Motif d’un premier amour, Gilberte, perdue de vue, qui réapparaît et se confond avec Albertine, le temps de la lecture d’un télégramme, cette forme elle-même dégradée de l’écriture, que Proust cependant aimait tant, non moins que les petits télégraphistes dont il parle dans ses lettres avec passion pour s’en faire présenter de nouveaux.

À Venise c’est l’homme qui cette fois quitte, mais en restant. La fuite, pour cet artiste fatigué du mouvement, revient à ne pas bouger, à demeurer sur place et à dire à sa mère le jour où ils devaient laisser ensemble Venise pour retourner à Paris : « Je ne pars pas. »

Laisser leurs mères pour ne pas les laisser les quitter est le meilleur moyen qu’ont les enfants qui les aiment trop de pouvoir se passer d’elles. Le narrateur se fige, faute de pouvoir, mieux que par cet expédient provi­soire, assurer les fonctions de retraite et d’enfermement dévolues à la chambre. Le refus de se mouvoir est le refuge précaire d’un esprit désarmé et sans autre ressource : une chambre de pauvre. « Je ne pars pas. » C’est au prétexte du retour d’un autre fantôme, la femme de chambre de Mme Putbus, symbole des femmes qu’on a si peu eues qu’on ne les a même jamais vues, annoncée à l’hôtel, que le narrateur d’abord ne veut plus partir. Puis, c’est pour « entendre encore une phrase » pourtant stupide d’une chanson – mais comme on aime les choses bêtes quand on est très intelligent, parce qu’elles ne sont pas vous, vous soulagent de vous-même –, jouée près de lui, que le narrateur s’immobilise une seconde fois. Le thème de l’écriture, même édulcoré, déjà présent un peu plus tôt dans le télé­gramme reçu, qui est de Gilberte tandis qu’il le croit d’Albertine pourtant morte, revient à la surface pour éclore et se diluer dans l’atmosphère des canaux.

« Je ne pars pas », comme on dirait j’écris, reste dans ma chambre, et ne mourrai pas, puisque les livres don­nent cette illusion de vivre plus longtemps. « Encore une phrase », ainsi qu’au bourreau on demande grâce, la grâce du Temps.

Dans le roman, la tentative est ratée : Marcel ne reste pas à Venise, ni dans sa chambre à écrire, mais se précipite à la gare pour rejoindre maman juste à temps pour prendre le train avec elle. Maman cette fois encore l’emmène, loin de lui-même, loin des mots.

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Si la lecture du roman nous apprendra que l’amour n’est pas une promenade de santé, comme certaines guerres qu’on croit devoir être éclair ou faciles, la mort en naîtra aussi, à la fin de l’histoire. Mme Bontemps, la tante si peu aimante d’Albertine, utilisera bizarrement ce mot de promenade, plutôt évocateur de tranquillité et de paix, dans le sinistre télégramme qu’elle adresse au narrateur pour lui apprendre la mort d’Albertine en Touraine : « Mon pauvre ami, notre petite Albertine n’est plus... Elle a été jetée par son cheval contre un arbre pendant une promenade. »

Que n’arrête-t-elle sa phrase après ce terrible et bien assez précis, « contre un arbre » ? Il avait fallu que ce motif de la promenade, si inquiétant pour un féru de l’immobilité, réapparût à l’autre bout de l’amour, de manière sinistre. Les façons d’Albertine découvrent à la fin le vrai visage de la paisible promenade, d’être un coupable emportement. « Elle et lui me disaient souvent en prenant soin de moi : “Vous qui êtes malade.” Et c’est eux qui étaient morts », relèvera avec un rien d’ironie le narrateur en évoquant la mémoire de ces deux êtres pleins de santé, et toujours en mouvement, Saint-Loup et Albertine, qu’il aurait pourtant, si souffrant lui-même, et gardant pour cette raison la chambre, enterrés. On peut une nouvelle fois retourner l’image pour enfin mieux voir : la chambre le gardait.

 

© Flammarion 2013

© Photo : Léo Crespi/Flammarion

 

 

Quatrième de couverture > Cet essai examine les sens littéraires et psychologiques de la chambre dans oeuvre de Proust.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Olivier Wickers, Chambres de Proust, Flammarion, août 2013, 302 pages, 20 €

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