Kiki, c'est la reine à Montparnasse. Intransigeante, vis à vis d'elle-même, de son physique "Je plaçais peut-être mal ma fierté, mais je n'avais pas grand chose dans mon physique pour relever ça ou me faire oublier que je n'étais pas très reluisante".
Bonne, Kiki pose nue aussi dès l'âge de quinze ans. Pour pouvoir vivre, manger quand elle le peut. Parfois elle se retrouve là sans argent, ni toit; un vieillard lui dit alors : "Viens derrière la gare Montparnasse et montre-moi tes seins; je te donnerai trois francs." Kiki survit. Arrêtée par un commissaire, elle expliquera :"Monsieur le Commissaire, je ne suis pas une voleuse. Je travaille. Et puis je ne suis pas à la rue; on m'a prêté de quoi coucher. Et puis je suis vierge et je n'aime pas les femmes. Et cette femme se venge parce que je n'ai pas voulu coucher avec elle." Pauvre Kiki ! Depuis son arrivée à Paris, elle galère, elle vivote. Alice aime les dentelles, Alice est sensuelle dès un très jeune âge...

Et puis ces copains, les artistes, tout aussi dans la dèche qu'elle... "Je leur posais des nues à la lueur d'une bougie; on buvait du thé sans sucre. L'un d'eux ramenait parfois des sardines ou du pâté ou des poules au pot. On dévorait à belles dents".

Ainsi l'hospitalité d'un Soutine qui pour réchauffer la pièce, en plein hiver, fait brûler le peu de meubles qu'il lui reste! "J'avais trouvé mon vrai milieu. Les peintres m'avaient adopté; finies mes tristesses, il m'arrivait encore souvent de ne pas manger à ma faim, mais la rigolade faisait oublier tout ça". Kiki avait désormais ses entrées à la Rotonde. Sacrée Rotonde, "on se sentait en famille" avec Papa Libion, le maître de cérémonie de ce restaurant. C'est là que les artistes récupéraient de nombreux souvenirs, des soucoupes, des fourchettes, des assiettes, des couteaux... Libion fournissait le trousseau! Et ce, sans parler de la nourriture!

C'est à la Rotonde, que Kiki rencontre Kisling (pour lequel elle posera), Modigliani. Fait le portrait de soldats anglais et américains... quelques sous à empocher contre un dessin dont il ne regardait pas la qualité, heureusement. Quand l'argent se faisait moins rare, Kiki allait manger Chez Rosalie. Utrillo, Modigliani et bien d'autres: "Il n'avait souvent pas de quoi payer leur repas. Alors ils laissaient une toile ou faisaient des peintures sur les murs. Et puis d'autres jours, ils embarquaient chez Rosalie, un énorme morceau de gruyère et un gigot froid ! Kiki observait ces vies d'artistes dont elle faisait quasiment partie désormais.

Ce sera finalement un peintre russe dont elle tombe très amoureuse qui lui ôtera sa virginité. A cette époque, elle raconte qu'elle aussi voulait ramener de l'argent. Kiki lave donc les bouteilles chez Félix Potin. Elle prenait ses repas au-dessus avec des vendeuses. Elles se moquaient de Kiki qui "portait une robe rose à panier, des savates blanches avec des semelles de corde et un chapeau cloche avec de grosses cerises de chaque côté"! Et tous les jours, kiki lavait robe et sandales qui finissaient parfois de sécher directement sur elle!
Le Jockey, le Boeuf sur le toit, la Coupole, les lieux mythiques des années 20 et 30, Kiki les connaît tous par coeur. "Tout ça se passait dans une excellente camaraderie; quant aux clients, ils étaient tout de suite à la page. S'ils venaient pour rigoler alors qu'ils étaient admis dans la grande famille, sinon ils pouvaient repasser par la porte sans qu'aucun de nous lève le petit doigt pour essayer de les retenir."

Kiki gagne désormais sa vie en chantant. Son amant est alors Henri Broca, le rédacteur en chef de la revue mensuelle "Paris- Montparnasse". La vie une nouvelle fois difficile : Henri Broca est en train de sombrer dans la folie. Kiki est en plein désarroi. Elle embauche une infirmière pour veiller sur l'homme. Kiki, elle, répète, se donne en spectacle, rit. Berlin bientôt. Elle apprend le décès de sa maman. Entre gaîté et cauchemar, Kiki avance sur un fil, seule, elle a à peine 33 ans. "J'ai un cafard terrible, écrit-elle. D'autant plus que je pèse quatre-vingt kilos. Pour une chanteuse, ça manque d'esthétique! Je bois, ça me rend gaie, mais ça me fait encore engraisser". Un vrai calvaire, cette histoire de poids ! Elle se prive de manger mais ne maigrit pas. Heureusement, sa croupe plaît encore. Dans ces années-là, Kiki découvre la drogue. "Une pincée de poudre... et je me sentais allégée, plus de soucis, plus d'ennuis, je ne voyais même plus que j'étais grosse". Notre chanteuse de cabaret fait du non-stop: "en fin de soirée, raconte-t-elle, on ne sait plus très bien qui est le client, qui est l'artiste; il n'y a plus qu'une grand famille réunie pour profiter du moment qui passe". Ses derniers mots vont à son amant..."J'ai un amant depuis six ans. Je l'aime! Il joue de l'accordéon avec une sensibilité étrange, il accompagne divinement mes chansons sentimentales". "Tout va bien", ainsi conclut-elle son livre, en précisant qu'elle a réussi finalement une cure de désintoxication.

Laurence Viémont

Kiki de Montparnasse, Souvenirs retrouvés, Editions Corti, 2005