Interview. Claire Fercak pour ses « Histoires naturelles de l'oubli »

Claire Fercak choisit de traiter le thème de l'oubli dans son dernier roman. Deux portraits croisés, deux personnages en quête d'un passé disparu de leur mémoire. Deux portraits aux ramifications de plus en plus évidentes jusqu'à la rencontre. De belles pages à lire sans hésitation.


Les deux héros de votre dernier roman, Odradek et Suzanne, regardent devant parce qu'ils ne peuvent pas regarder en arrière. Tous les deux sont amnésiques, pourquoi avoir choisi de traiter ce thème de l'oubli , est-ce une évanescence de vie personnelle ?


Ce thème était déjà présent dans mon premier roman rideau de verre. J’ai cette idée que la mémoire n’est jamais intacte, fidèle à la réalité telle qu’elle se présente. La mémoire ne peut pas être séparée de sensations et perceptions personnelles, c’est en ce sens qu’elle peine à être totalement fidèle à l’événement vécu. Quand on la convoque, elle contient d’emblée le récit de l’événement et le souvenir de la perception de l’événement, elle fait un tri, elle sélectionne, elle instaure une distance. Les souvenirs d’un moment sont éreintés, recousus. La mémoire avance par détours, elle peut aussi être une faculté qui oublie, sélectionne partiellement.

Prenons l’exemple d’Odradek. Ses collègues essaient de lui remémorer des événements de son passé, ils lui racontent ce qu’il aimait faire, lui parlent de ses habitudes, ses passe-temps préférés : toutes ces paroles et faits rapportés ne lui évoquent rien, ne lui rappellent rien. Il est étranger au souvenir que les autres ont de lui.

Dans le cas de Suzanne, c’est différent, elle n’est pas victime d’amnésie, elle s’efforce plutôt de nier, de rejeter une réalité qui lui déplaît, qui est trop violente pour elle, qu’elle ne peut pas supporter. Elle réinvente les événements, construit une histoire dans laquelle elle finit par trouver sa place. Peu importe que cette reconstruction, cette déviation, écarte le réel et les personnes qui ont partagé son passé.

L’oubli, pour Suzanne et Odradek, n’est pas seulement accidentel, il leur permet de sortir du monde aliénant du travail, de la cellule et des obligations familiales. L’oubli est l’opportunité de découvrir d’autres façons d’envisager l’existence. C’est une liberté.


Avec le personnage d'Odradek qui travaille dans une ménagerie, se confondant presque avec les animaux, un être sauvage, sale, oublieux, je n'ai pu m'empêcher de penser à des relents kafkaïens avec la Métamorphose notamment...


Odradek, le prénom de mon personnage, provient d’une nouvelle inachevée de Kafka “Le souci du père de famille”. Walter Benjamin s’est interrogé sur la signification de cette dénomination inventée par Kafka, pour lui, Odradek désigne « la forme que prennent les choses tombées dans l’oubli ». Dans la nouvelle de Kafka, il est difficile de déterminer ce qu’est Odradek. Est-ce un homme, un esprit, un souvenir, un objet, une bobine de fil par exemple ? Étymologiquement, od-radix signifie le sans-racines. J’ai trouvé que ça correspondait parfaitement au personnage masculin de mon livre, ça me permet aussi de faire un clin d’oeil, de rendre hommage à Kafka.


Vous avez un style résolument moderne, qui marche à merveille. Est-ce un choix d'écrire vite, de ciseler, de provoquer, de courir sans cesse ?


La langue est liée aux personnages. Odradek et Suzanne parlent à la première personne, se racontent tour à tour. J’ai travaillé leurs voix séparément, la langue d’Odradek est hachée, composée de répétitions, de questions, d’hésitations. Son langage, au sortir du coma, est immédiat, rapide. La langue de Suzanne est plus liée, plus propre, plus soignée aussi. J’ai essayé de faire en sorte que leurs vocables correspondent à leurs façons d’être, de ressentir, à leur histoire, à l’évolution de leur comportement. Leur langage est aussi dépendant d’un milieu et d’un contexte social, d’un apprentissage.


J'aime ce rythme cadencé entre Odradek et Suzanne, ça marche très bien. Comment vous est venue l'idée de camper deux personnages en parallèle, en opposition, en relief ? Et cette idée de leur rencontre dans une bibliothèque, lieu du savoir, de la conservation des choses, de l'absence d'oubli...


Au départ, j’avais l’idée d’un roman à trois ou quatre voix, mais Odradek et Suzanne étaient des personnages plus forts, les autres ne trouvaient pas leur place, j’ai donc décidé d’écrire le roman à deux voix. Il s’agissait de faire évoluer les deux personnages dans leur milieu professionnel, élaborer une dramatisation romanesque pour chacun, pas à pas, en écho ou en opposition, jusqu’au moment de leur rencontre. Ensuite, les choses s’accélèrent, s’imbriquent différemment. Tout le roman est fondé sur l’évolution possible de leur relation. Le lieu de leur rencontre, c’est la bibliothèque, lieu de recherche, de quête, de tentative de compréhension. Odradek lit des ouvrages sur la nature, les animaux, mais aussi des livres sur son origine tchèque. Ce qui est fixé pour toujours dans les livres qu’il consulte est détourné, enrichi par l’usage personnel qu’il en fait.


La fin résonne comme une ouverture, une fuite, une liberté...Suzanne et Odradek sont-ils libres finalement, libérés de leur absence de souvenirs  ou leur fuite n'est-elle qu'un temps, un sas, avant que le monde ne les récupère pour les enfermer de nouveau ?


La fin est ouverte, elle est perçue différemment selon les lecteurs, cette fuite est réelle et/ou fantasmée. Ce qui compte, ce sont les liens qu’ils ont tissés, ils se sont apprivoisés lentement, chacun accepte l’étrangeté de l’autre. Odradek et Suzanne accèdent à la liberté en trouvant, créant, un territoire commun.


A la toute fin, vous remerciez notamment les soigneurs de la ménagerie du Jardin des Plantes. Avez-vous fait des recherches particulières pour mieux cerner le travail et l'animalité d'Odradek ?


J’ai interrogé des soigneurs de la ménagerie du Jardin des plantes, notamment Gérard Dousseau, le chef soigneur. C’est lui qui m’a expliqué en quoi consiste ce métier, il a un discours passionnant sur sa profession. J’ai aussi observé les soigneurs en train de travailler, j’ai passé du temps devant l’enclos des renards corsacs, je les ai pris en photos, les ai filmés. J’ai pu assister à leur nourrissage en suivant le soigneur qui s’occupait d’eux. C’était fondamental de commencer par là, je voulais rendre compte le plus fidèlement possible du métier de soigneur. Pour ce livre, j’ai bénéficié d’une résidence du conseil régional d’Île-de-France, j’étais en résidence à la BULAC, bibliothèque universitaire des langues et civilisations pendant dix mois. Les bibliothécaires m’ont parlé de leur travail, j’ai recueilli leurs anecdotes. Pour finir, je suis allée à l’hôpital public de santé mentale d’Armentières. Je me suis inspirée de son architecture, de son parc, son agencement, des activités qu’il propose, pour la dernière partie du livre.

J’ai fait beaucoup de recherches sur les trois lieux clos du roman : la ménagerie, la bibliothèque, l’hôpital psychiatrique. Le but était d’évoquer, discrètement, en filigrane des intrigues principales, l’aliénation sociale. Le comportement d’Odradek et Suzanne n’est pas beaucoup plus fou à l’hôpital que dans les entreprises pour lesquelles ils travaillent. Aucun de ces lieux ne peut leur permettre d’échapper à leur tristesse existentielle et aux contraintes quotidiennes et sociales.


Propos recueillis par Laurence Viémont


Histoires naturelles de l'oubli, Editions Verticales, janvier 2015

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