All about Eve

                   

 


 

Qui d’autre qu’Eve Babitz se souviendrait aujourd’hui de Garden of Allah, l’ancienne villa de la star du cinéma muet Alla Nazimova (1879-1945) ?

Elle n’était pas encore née lorsque la maison a flambé à Hollywood en 1927, mais elle se souvient plus précisément du non moins mythique Château Marmont qui a été construit sur ses décombres – et de sa réputation de « lieu où l’on court à la catastrophe ».

Toute sa vie, Eve Babitz a pratiqué l’art suprême d’être là au bon endroit et au bon moment, dans la tenue qui lui sied le mieux…

Comme à Monterey, la petite ville californienne qui, deux ans avant Woodstock, avait accueilli Jimi Hendrix ou Janis Joplin. Pour une génération, tout avait commencé à Monterey en juin 1967 – un « lieu absolu où il fallait se trouver »…

Quatre ans auparavant, Eve s’est propulsée à vingt ans dans la mémoire collective dans la tenue du même soyeux que son prénom : elle est for ever la fille nue qui joue aux échecs avec Marcel Duchamp (1887-1968) au Pasadena Art Museum, à l’occasion de la première rétrospective que Walter Hopps (1932-2005) organisait aux Etats-Unis en 1963 pour le père de l’art conceptuel - et par la grâce d’une photo prise par Julian Wasser…

Mais quoi de plus naturel quand on s’est « juste donné la peine de naître » à Hollywood dans une famille d’artistes (son père Sol était pianiste en contrat avec la 20th Century Fox) et quand on a pour parrain Igor Stravinsky (1882-1971) ?

Dans ces prometteuses sixties, Eve a essayé encore « d’exister à la merci des directeurs artistiques comme illustratrice indépendante », s’est fait connaître comme conceptrice d’albums pour le label Atlantic Records (notamment pour Linda Ronstadt, Buffalo Springfield ou The Byrds) et s’est affirmée comme égérie de la scène artistique californienne – en party girl supreme, elle était si « parfaite pour Los Angeles » qui fourmillait alors de designers, de directeurs artistiques et de « représentants pour d’extraordinaires fabricants de meubles milanais »…

Son grand secret ? Elle jouissait d’une santé insolente : « La raison en est que ma peau jouit d’une telle santé qu’elle émet sa propre variété de principes moraux ; les gens ne résistent tout simplement pas à l’attrait de ce qui évoque la santé à l’état pur. ». Jim Morrison (1943-1971), le photographe Ed Ruscha ou Harison Ford y ont été particulièrement sensibles – sans oublier tous ces « miracles de texture » et ces « modèles de grâce », à son image, qu’elle énumère dans Slow Days, fast company (1977), traduit pour les éditions Gallmeister par Gwilym Tonnerre qui rend hommage à son phrasé aussi joyeusement déluré que lumineux…

Eve Babitz nous y parle d’un temps où les hommes et les femmes se découvraient « coincés ensemble » - une vallée de poupées (comme dirait Jacqueline Susann) où les femmes étaient « centrées en permanence sur la réalité cruciale de leur existence, à savoir qu’elles étaient imparfaites »…

Ce qui permet à la jubilante imperfection de la muse de ces créateurs d’intervenir en beauté : « Une fois établi que vous êtes vous et que toutes les autres sont tout simplement parfaites, ordinairement et mécaniquement parfaites… vous pouvez causer tous les ravages qui vous font envie »…

Eve B. nous restitue le Los Angeles de sa jeunesse d’amoureuse perpétuelle – la cité de tous les possibles où elle se voue à l’essentiel, toujours en bonne compagnie, en s’aidant si nécessaire au Valium, au Wild Turkey ou au Queelude pour « optimiser » comme on ne disait pas encore : « Que faisaient donc les habitants de Los Angeles à part des affaires relativement inutiles impliquant des machines à écrire et des bureaux ? Ils ne s’occupaient pas de l’essentiel en tout cas, comme faire pousser de la nourriture. Ils se contentaient de passer au supermarché comme si de rien n’était et rentraient chez eux pour regarder la télévision, sans rien savoir des vergers et des vignes ».

Dès son premier livre en 1974, aussitôt salué par de grands aînés bienveillants, Eve Babitz tutoie le succès : « Je ne suis pas devenue célèbre, mais je m’en suis suffisamment approchée pour sentir les relents du succès. Ça sentait le tissu cramé et les gardénias rances, et j’ai compris que ce qu’il y avait de véritablement affreux avec le succès est qu’il ait représenté durant toutes ces années ce qui viendrait tout arranger. Or la seule chose qui permet de rendre tout cela ne serait-ce que vaguement supportable est un ami qui sait de quoi vous parlez ».

Brûlée au troisième degré en 1997 par la cendre d’un cigare, elle disparaît de la scène des vanités mais de vrais amis comme Ed Rusha ou Denis Hopper (1936-2010) organisent des ventes d’œuvres pour subvenir à ses frais d’hôpitaux. On s’en doutait, la cigale n’avait pas le « profil » d’une parfaite « assurée sociale » mais sa petite musique fait toujours lever le soleil au fond des coupes de champagne – fût-il de Crimée. Tout reste possible avec Eve…

Eve Babitz, Jours tranquilles, brèves rencontres, Gallmeister, 222 p., 11€

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