Interview - Marc Charuel : Le roman du mal absolu

Saint-Cyr Coëtquidan. Depuis plusieurs années, une vague de désertion affecte l’un des plus prestigieux régiments de France. L’état major fait appel à Geoffroy de la Roche, psychologue dans le civil et lieutenant de réserve. Une mission qu’il prendra à cœur, car son frère ainé a disparu dans des circonstances similaires. La collaboration avec l’armée est épineuse, l’enquête piétine. Jusqu’à la rencontre avec une Yougoslave énigmatique qui l’entrainera au cœur d’une Bosnie ravagée par la guerre, le froid et la mort. Un roman sans concession, redoutablement efficace, inspiré par l’affaire des disparus de Mourmelon, qui impose définitivement Marc Charuel parmi les grands noms du thriller français.

 

 

— Apres Le jour où tu dois mourir et son tueur d’enfants, sa connexion avec les triades asiatiques, voici Les Soldats de Papier et un univers pour le moins singulier, celui de l’armée. Pourquoi ? Est-ce un univers que vous connaissez bien ?

Pour ce deuxième roman, j’avais envie d’un cadre moins couru que les sempiternels milieux policier, hospitalier ou financier. Cela dit, je n’ai pas choisi délibérément le monde militaire pour me démarquer des autres auteurs. Je ne me suis pas dit : « Tiens, je vais écrire sur l’armée. Il faudrait que je trouve un bon sujet ». C’est le sujet qui s’est imposé en premier, et j’ai ensuite décidé de situer l’intrigue au milieu des soldats. Tout commence, en l’occurrence, à Coëtquidan. J’y ai servi dans ma jeunesse comme officier de réserve. Je connais bien l’endroit.

 

— Êtes-vous attiré par ce côté très disciplinaire ?

Pas une seconde. Et pour vous répondre précisément : j’ai horreur de recevoir des ordres. Mais pour en revenir à Coëtquidan, c’est un monde à part dans les régiments. C’est certainement notre académie militaire la plus prestigieuse. On y forme l’élite de nos armées. J’en garde un excellent souvenir. Quant à dire que c’était extrêmement disciplinaire, on n’était pas aux Bat d’Af ! Loin de là. C’est plutôt un endroit où l’on responsabilise les hommes. Ce qui, évidemment, est très intéressant dans le scénario que j’ai imaginé, parce que cela m’a permis de travailler sur les forces contraires.



— Le titre est sublime, et tellement évocateur d’une réalité.

Le livre s’inspire de l’histoire des disparus de Mourmelon.

 

— Parlez-nous de ce fait divers…

Dans les années 1980, des soldats servant dans les camps de Mourmelon ou de Mailly partent en permission et ne réapparaissent pas. Ils sont rapidement portés déserteurs. Jusqu’à ce que certaines familles s’en alarment et demandent l’ouverture d’une enquête. On finit par parler de disparitions suspectes, mais les autorités militaires ne bougent pas d’un pouce. Pour elles, l’affaire est entendue : les appelés se sont soustraits à leurs obligations. Même réaction de la part de la justice. Les magistrats en charge des dossiers font preuve d’un aveuglement et d’une incompétence consternants. Les parents sont persuadés que leurs enfants ont été enlevés et assassinés par un cadre, personne ne veut les écouter. Ils remuent ciel et terre pour faire entendre leur voix. Sans résultat. Et puis, à l’été 1988, un adjudant-chef de Mourmelon, Pierre Chanal, est surpris avec un autostoppeur hongrois dans son camping-car. Il a enlevé le garçon deux jours plus tôt, l’a attaché et violé. Aux enquêteurs qui recueillent sa déposition, la victime affirme que son ravisseur lui avait dit qu’il le tuerait. L’affaire des disparus de Mourmelon va devenir l’affaire Chanal, qui trouvera son épilogue, et c’est incroyable, quinze ans plus tard avec le suicide de l’adjudant-chef la veille de son procès d’assises. Malgré l’avalanche de preuves, ce dernier n’a jamais avoué. On aura pourtant appris entre temps que les enlèvements avaient commencé beaucoup plus tôt, au début des années 1970, dans d’autres régiments où avait servi Chanal. L’accusé décédé, l’action publique a été éteinte. Les parties civiles n’ont jamais obtenu les réponses aux questions qu’elles se posaient. Et les jeunes gens kidnappés et assassinés n’ont jamais obtenu justice. Certains sont encore considérés aujourd’hui comme déserteurs, condamnés par contumace à des peines de prison… Au bout du compte, cette affaire aura été vraisemblablement le plus important scandale militaro-politico-judiciaire français.

 

— Une femme bouleversante est un des personnages clés de ce roman très masculin.

Malgré mon choix de situer l’action au sein des armées, je voulais éviter d’enfermer le lecteur dans cette thématique exclusivement militaire. Raison pour laquelle le héros du livre n’en fait pas vraiment partie, d’ailleurs. C’est un psychologue qui vient effectuer une mission ponctuelle à Saint-Cyr. Quant aux femmes, l’armée en compte beaucoup dans ses rangs, depuis des années. Mais celle que vous évoquez n’est pas militaire non plus. En fait, ce roman est l’histoire de deux personnes du monde civil qui vont être confrontées à la Grande Muette, cette armée qui se replie sur elle-même lorsqu’elle veut protéger son image. Enfin, il n’y a pas qu’une seule femme dans ce livre. J’en compte au moins cinq…

 

— Mais la plus importante est Selma. Mère d’un soldat disparu, elle devient la maîtresse de l’enquêteur. C’est une gageure pour un romancier de faire évoluer ses personnages ainsi ; et vous y parvenez parfaitement.

Dès lors que vous vivez avec vos personnages, ce n’est pas très difficile. Je pense à eux comme à des gens de ma famille, au moins pour ceux qui doivent être sympathiques. Je m’endors et me réveille avec eux. Et puis ils ne sont jamais totalement créés artificiellement. Il y a en eux des traits de caractère, voire des tranches de vie, de personnes réelles. Je les invente un peu à la manière du docteur Frankenstein qui engendrait ses monstres avec des morceaux de divers cadavres. Il m’arrive d’ailleurs souvent de puiser dans la mémoire que je conserve d’amis décédés. Pour ce qui est des salauds dans mes livres, la lecture des faits divers m’aide beaucoup. Ensuite, je les fais ressembler à des gens que je n’aime pas. Et c’est inimaginable ce que leurs portraits deviennent alors faciles à brosser !

 

— Vous évitez les clichés dans lesquels vous auriez pu tomber : l’aspect militaire, le fils de bonne famille… et soudain, son histoire d’amour improbable avec une Yougoslave, de dix ans son aînée, qui vit dans un pavillon de banlieue. C’est le seul moment aussi où le lecteur, comme le héros, peut rêver à un avenir meilleur.

Chaque catégorie socio-professionnelle a son lot de clichés. Si vous survolez les personnages et les décors, vous tombez dedans. Mais si vous faites corps avec votre histoire, vous avez de fortes chances d’y échapper. Maintenant, mes personnages ne sont pas aussi stéréotypés que vous le dites. L’histoire d’amour que vous évoquez, rien ne l’interdit dans la vie. Soit, elle n’est pas banale, elle est même cruelle, mais elle est tout à fait possible. Alors, effectivement, elle tempère un peu la noirceur du récit. Je me suis dit qu’il fallait permettre au lecteur de reprendre son souffle. Dans ce roman qui pourrait être considéré comme celui du mal absolu, c’était nécessaire.

 

— Votre ancien métier de reporter de guerre vous a mis en contact avec l’armée. Auriez-vous pu en faire partie ?

Je me suis retrouvé, au cours de ces années, aux côtés de toutes sortes d’armées. Rarement la nôtre. Beaucoup plus souvent avec des guérilléros. Ce n’est pas la chose militaire qui me fascinait, mais les hommes. Tout simplement. Les hommes dans leur cheminement difficile et hasardeux sur les sentiers de la mort. J’y ai brûlé une partie de ma jeunesse, et je me le suis longtemps reproché. Moins maintenant que j’écris des livres et que tout ce passé remonte à la surface pour une bonne cause. Mais de là à imaginer avoir pu embrasser la carrière des armes : jamais.

 

— Venons-en aux meurtres. Comme dans Le jour où tu dois mourir, les scènes sont assez fortes, pleines d’une violence rentrée, le lecteur s’identifie complètement à la victime et en ressent toute l’horreur. Comment arrivez-vous à cela ?

Quelles que soient ces scènes, j’ai un catalogue personnel de choses vues dans les divers conflits que j’ai couverts où je peux puiser l’inspiration. Cette mémoire, ce n’est pas seulement des images, mais aussi des sons et des odeurs. Des hurlements, des pleurs, la puanteur de la mort… Comme une sorte de fardeau que je traîne à la manière d’une ombre. Nécessairement, ça réapparaît dans mes histoires de façon assez crue. Avec une seule limite : ne pas verser dans le genre gore.

 

— Le meurtrier a une histoire personnelle sinistre.

Je crois que c’est la loi du genre… Tous les grands criminels en série ont des comptes à régler avec leur passé. On n’a jamais vu un type absolument normal se mettre à tuer du jour au lendemain, à la trentaine ou la quarantaine, sans raisons antérieures sérieuses. En général, celles-ci plongent leurs racines dans des histoires familiales particulièrement lourdes. Nous parlions des conflits, même les horreurs de la guerre ne fabriquent pas des serial killers, ou alors il y en aurait des centaines de milliers à travers le monde. C’est toujours dans l’enfance qu’on trouve le mal.

 

— Comme pour le précèdent ouvrage, votre récit ne s’arrête pas à nos frontières, mais s’ouvre sur un autre conflit, un pays exsangue…

Si j’étais resté sur le bassin d’Arcachon dans Le jour où tu dois mourir et en Bretagne dans Les soldats de papier, les histoires m’auraient semblé manquer de souffle. D’où l’idée de les terminer sur des terrains de guerre inattendus dans les récits. À la fois pour créer la surprise, pour corser le scénario et aussi, comme je vous l’ai dit, pour évacuer ce que je porte en moi. En ce qui concerne ce deuxième livre, cela s’y prête parfaitement. On reste dans le cadre militaire, mais on change d’échelle.

 

— On retrouve Duncan, le photographe, héros de votre précèdent roman. Un petit clin d’œil à la Hitchcock ?

J’avais l’occasion de le faire revenir au détour d’une page, cela convenait avec l’époque à laquelle je situe Les soldats de Papier et le contexte de son retour, la guerre en ex-Yougoslavie. Je n’allais pas m’en priver. Si je n’ai pas l’envie de créer un personnage récurrent comme le font certains auteurs, en revanche, ce genre de clin d’œil m’amuse.

 

— L’ouvrage est écrit, la chose n’est pas évidente pour un thriller où l’on privilégie normalement l’intrigue. Mais chez vous, la forme a une importance particulière. Elle est presque aussi essentielle que l’avancée de l’histoire.

Vous m’avez dit la même chose pour mon précédent roman, cela me rassure. Le fait est que je suis attaché au style. Je n’entre pas dans un livre, ou alors exceptionnellement, s’il n’est pas écrit. J’essaie donc de m’appliquer moi aussi, à mon modeste niveau. C’est capital pour moi de planter les décors de telle façon que les lecteurs aient l’impression d’y être allés, ou de décrire mes personnages de manière à ce que vous puissiez penser les avoir croisés un jour. Qu’on soit par exemple dans le genre du polar, du thriller ou du roman historique, cela devrait être la règle. Regardez ce que font les Américains dans le roman noir – des écrivains comme Bunker, Lehane, Ellroy, et le dernier arrivé Donald Ray Pollock –, c’est absolument superbe. Il y a une vraie musique dans leurs livres. Vous êtes emportés par leur style.

 

— La part de recherche a-t-elle été importante pour cet ouvrage ?

Une documentation de quelques centaines de pages et mes propres souvenirs de Coëtquidan et de la guerre d’ex-Yougoslavie que j’ai couverte entre 1991 et 1995.

 

— Une idée pour le prochain ?

Je suis en train de l’écrire…

 


Propos recueillis par par Stéphanie des Horts (mai 2012)

© Photo : Albin Michel

 

Marc Charuel, Les Soldats de papier, Albin Michel, avril 2012, 460 pages, 21,90 €

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.