Irina Teodorescu : « La malédiction du bandit moustachu »

En arrivant à l’âge de 19 ans en France depuis la Roumanie, Irina Teodorescu portait sans doute dans ses bagages une pile considérable de légendes dont le folklore des contrées danubiennes en raffole, comme nous le savions déjà grâce à Panaït Istrati, l’ami des haïdouks et de Romain Rolland. Sauf qu’à distance de deux générations de l’auteur de la «Présentation des haïdouks», le regard de notre jeune romancière prend des allures plus désinvoltes, plus familières, délaissant les aspects punitifs, justiciers et patriotiques de ces «bandits d’honneur» d’autrefois au profit d’un espace narratif tourné d’une manière plus affirmée vers le fantastique et le loufoque. Son livre écrit en français est un exemple de ces mélanges de genres où l’on devine la trace – ne serait-ce que par la construction de sa narration en tableaux successifs – de la fraîcheur sémillante dont fait usage la bande dessinée. Rien d’étonnant quand on sait qu’Irina Teodorescu est à la base graphiste et que l’écriture de son premier roman a eu comme point de départ l’exercice du dessin, comme elle l’affirme dans une récente interview.


C’est donc à cette construction faite d’aventures qui s’empilent d’une manière discursive et qui reposent sur le mythe fondateur de l’improbable malédiction d’un encore plus improbable personnage moustachu qu’incombe la tâche de créer la cohabitation entre le réel et l’imaginaire pour arriver à l’harmonie d’une histoire censée traverser le siècle jusqu’à la date salutaire de l’an deux mille.


Dès lors, pour conjurer une réalité qui la dépasse («ces choses que je ne connais pas»), l’unique travail de la narratrice consiste en cette jubilation qui témoigne de la suprême liberté dont bénéficie son écriture. «Bien entendu – écrit-elle –, on peut aller loin comme ça, à imaginer des jours meilleurs qui auraient existé dans un passé hypothétique, mais après tout, pourquoi pas ?»


Rajoutons à cela une certaine bienveillance, comme une délicate complicité entretenue par une omniprésence auctoriale qui a ceci de particulier, c’est qu’elle devient une proximité visuelle qui permet à la narratrice d’assister à la naissance de son histoire: «J’ose même supposer – et cela malgré sa silhouette grise et épaisse qui s’affaisse sous mes yeux alors que j’écris ses lignes […]».


Rien de plus facile pour comprendre que c’est dans cette proximité avec ses personnages qu’Irina Teodorescu puise sa capacité de concentrer en quelques lignes de surprenants et exhaustifs portraits, surtout lorsqu’il s’agit de son personnage fétiche, le fameux « bandit moustachu», mélange de fakir indien et de solitaire justicier de Valachie. Le vrai trésor de son apparence loufoque, c’est sa «longue moustache, si longue qu’il la trempe souvent dans la sauce de son plat préféré – une bouillie de haricots blancs – traditionnel chez les paysans de cette contrée lointaine». Son appétit gargantuesque devient curieusement la marque de sa bonté et, parmi les paysans à qui il rend justice, «personne n’a l’idée de le livrer aux forces de l’ordre ». Mais ce qui le rend encore plus singulier est l’utilisation de ce même trophée  comme garde-manger fétide, au risque de faire fuir les âmes sensibles qu’il croise. Sauf que « les paysans démunis à qui il rend justice ne remarquent point son odeur répugnante, personne ne se demande si l’homme ne néglige pas un peu son apparence […] ».


Face à ce moustachu sans nom que le hasard fait pousser la porte du salon perdu de ce barbier villageois, se retrouve Gheorghe Marinescu, client habitué de la boutique, «petit bourgeois du coin», encore plus fier «de la beauté de la partie inférieure de son visage», car plus raffinement coupée et entretenue que celle portée par ce rustre porteur d'insalubres moustaches.


C’est donc chez ce barbier que commence l’histoire de ces deux hommes à destin désormais entremêlés sur plusieurs générations. En cause, la malédiction que profère ce bandit devenu victime du plus malin que lui : tout premier garçon de la famille devra mourir tragiquement, et ça jusqu’à la fin du siècle. Gheorghe Marinescu n’a que faire de ces sornettes, il avait attiré sous prétexte d’une vente improbable et laissé croupir le bandit jusqu’à le faire crever de soif et de faim dans sa cave et s’était emparé de son trésor qui allait servir à son émancipation : «Quelque mois plus tard […], il se rase le visage, décide de porter monocle, et entreprend d’agrandir sa maison». Propriétaire terrien modeste par héritage, il va donc devenir un homme honorable et prospère, peu importe par quels moyens. Sauf que la malédiction du bougre justicier ne tarde pas à s’abattre sur lui, car il est en effet le garçon l’aîné de la famille : à l’âge de vingt-sept ans, lors d’une partie de chasse, Gheorghe meurt à cause d’une balle perdue.


Que faudra-t-il dorénavant faire pour conjurer le sort jeté sur la famille Marinescu ?


Dans ce village où religion et superstition font bon ménage, Lila, la femme de Gheorghe, paye deux messes à la mémoire de son mari (dont l'âme brule déjà en enfer), messes qui se révèlent en fin de compte inefficaces devant le pouvoir de la malédiction qui va les poursuivre : à l’âge de vingt-deux ans, leur fils meurt «dans un terrible accident de carriole». S'ensuit la mort du fils aîné de Maria la Cadette qui meurt, lui, dans un accident de fiacre.


Ainsi, dès les premières pages du livre, nous apprenons que la force de cette malédiction est plus redoutable que l’on ne croit, surtout lorsque les femmes s’amusent à leur tour à jouer avec le sacré. C’est le cas de Maria la Cochonne, qui entreprend un pèlerinage mouvementé en Terre Sainte mais qui se permet quelques libertés par rapport à la conduite d’une ardente pénitente, à tel point que ses prières restent sans réponses à ses lamentations et finissent par rendre la situation encore plus grave.


Heureusement qu’avec le temps, le souvenir et la menace de la faute originelle de l’ancêtre Gheorghe vont s’estomper, permettant au récit de s’élargir, d’échapper à l’urgence d’un dénouement déjà annoncé et laissant les personnages profiter de cette bénéfique respiration narrative pour prendre de l'essor. Car, au fond, le souvenir de tous ces drames pourrait bien s’atténuer et s’accommoder avec les époques, plus stoïques au fur et à mesure du temps qui passe et moins crédules aux improbables légendes anciennes.


Cela permet au récit de s’humaniser, de survoler d’autres territoires, d’autres époques et de permettre aux personnages de se découvrir plus amplement. Voyages en Europe de l'entre deux-guerres et histoires d’amour, politique et mariage par intérêt ou par amour, fidélité et trahisons sont autant de thèmes qui vont désormais prendre leur place dans l’économie du roman d’Irina Teodorescu. Certaines précisions offrent au lecteur avisé des indices sur les époques qui marque le cours de l’histoire roumaine – celle de la Grande Guerre, celle de la montée du fascisme, de l’antisémitisme et des rafles, de la Seconde Guerre et de l’arrivée du communisme, etc. – et des changements qu’elles opèrent dans les comportements des Marinescu à travers toutes ces années. 


Et, si les hommes, surtout les aînés de la famille, semblent condamnés d’avance, que dire des femmes qui traversent comme des étoiles délicates, souvent comme de vraies comètes, ce monde impitoyable où la folie et l’excentricité semblent prendre le dessus sur la normalité et le droit à l’amour dans une descendance condamnée à la «folie triste», l'autre nom de la dépression ? Elles finissent par s’enfermer dans une maternité blessée comme Agripina, ou dans une étrangeté proche de la sorcellerie, comme Ana la Belle Sorcière, avec ses remèdes universels.


Malgré toute cette tension dramatique, il serait faux de croire que «La malédiction du bandit moustachu» est par excellence un récit tragique, même s’il est traversé de long en large par une fatalité pesante qui finit par laisser croire en un irréconciliable fatum qui régit la vie de ses personnages.


La sensibilité, même timidement affirmée, de cette jeune et talentueuse romancière franco-roumaine arrive à percer l’abondance et l’étrangeté du fil narratif de ce récit. Car, au fond, Irina Teodorescu fait partie de ces êtres assoiffés d’amour dans sa forme la plus accomplie, celle de la liaison qui dure et qui défie le temps par une liaison pérenne, se regardant dans le miroir de l’attente de l’être rêvé. Elle semble connaître par cœur l’équation de l’engagement à deux et de ses écueils, celui où «elle [la femme] a toujours tenu bon et lui [l’homme], il a toujours lâché l’affaire au bout d’un certain temps, par paresse ou par pitié ou par dégoût et ne me dis par amour, car l’amour est absent de telles situations».


Quoi qu’il en soit, il faut se réjouir du fait que cette sensibilité soit accompagnée d’une telle réussite littéraire qui porte au-devant de la scène une heureuse mixité d’univers et de thématiques qui montre la proximité que les cultures française et roumaine ont entretenue depuis toujours sur fond de francophonie, de dialogue et de tradition littéraire.


Ce sont des gages suffisants pour souhaiter un long et prolifique chemin littéraire à cette jeune pousse qui vient greffer sa fraîcheur et sa joie de vivre sur le tronc magistral du dialogue culturel qui existe depuis si longtemps entre nos deux pays. 


Il ne nous reste qu'à lui souhaiter bonne route et pleine réussite !

 

Dan Burcea  

  

Irina Teodorescu, La Malédiction du bandit moustachu, Éditions Gaïa, septembre 2014, 154 p. 17 euros.

 

 

 

 

 

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