L’Ordre des choses : un centre dénaturé

Dernier opus d’une trilogie débutée en 2019 avec Le Monde horizontal (Mention spéciale du jury du Prix Wepler Fondation de la Poste), puis Rien pour demain, cet essai romanesque – puisqu’il faut bien tenter de nommer ce livre a-ordinaire qui nous confirme que le cap originel, "rien de commun" voulu par José Corti est demeuré l'ADN de cette maison – nous transporte à travers les temps anciens pour repositionner une trajectoire dénaturée depuis des siècles.
Ainsi, l’Homme ne serait pas à la bonne place, celle qu’il revendique au plus profond de son Moi, non le centre du monde mais plutôt vers une forme inclusive qui lui permettrait de s’assimiler à la Nature au lieu de la détruire à son seul profit. Pour nous guider, monsieur de Saint-Martin, gentilhomme épris de chasse qui s’amourache de la forêt, y passe de plus en plus de temps jusqu’à s’y enfoncer définitivement…
Une chance, car de nos jours il n’y a plus beaucoup de recoins où se cacher dans les replis de la nature ni plus grand monde à la lisière de l’humain, au bord des forêts, au bout des branches, sinon des espèces recensées. L’Homme est-il menacé ? Devrons-nous bientôt vivre sous cloche faute d’air pur à respirer, d’eau douce à volonté, de virus à éviter ? Dans l’espace ou sous les mers ? 

Et encore, quels Hommes ? (ceux dénaturés de Vercors ou le surhomme de Nieztsche ?) car l’histoire nous démontre, comme en Angleterre, par exemple, que le bien commun fut volé par une poignée de profiteurs, sans rien apporter en retour : les grands propriétaires terriens ont bâti leurs empires en s’appropriant des terres, sans plus de scrupule à le faire… Une loi suffisait et le tour était joué, exit les paysans qui vivaient là depuis des siècles…
 
Jonglant avec les repères, introduisant des personnages fictifs, invitant d'éminents penseurs, Bruno Remaury invente une manière de conter l'histoire du monde et nous intrigue autant qu'il nous fascine. Vif, iconoclaste, clivant mais ô combien réaliste, lucide et érudit, son récit déplace les curseurs et invite à la réflexion.
La société civile moderne s'est construite sur des mensonges, des vols, des inégalités : pour endormir le peuple et éviter toute résistance, le corollaire fut donc les idées farfelues enchâssées dans les religions. Ainsi, l’ordre des choses, c’est aussi celui d’un monde où nous ne savons plus penser ensemble science et croyance, faits et imaginaire, réalité et mythe. Un monde dans lequel la raison ramène toute chose à sa seule mesure, nous éloignant de l’inconnu, de l’étrange, de l’indistinct, aussi longtemps du moins qu’elle ne peut les rapporter à l’aune de sa connaissance.
Les Lumières puis la révolution industrielle et désormais le digital, auront suffi à classifier les modes de vie, à sélectionner, ordonnancer, manipuler donc diriger. Les réseaux sociaux déshumanisent et décérébrent l’humain afin qu’il ne conçoive plus aucune spiritualité mais reste esclave du seul matériau qui doit lui procurer du plaisir : consommer. Exit donc toute attirance vers une transsubstantiation qui placerait le spirituel au-dessus de tout, ces instants magiques où l’âme quitte le corps et pas seulement dans l’extase – sexuelle ou mystique – mais bien d’une volupté désincarnée.
Comme dit la sirène de Lampedusa : Je suis tout car je ne suis rien que le flot intarissable de la vie. Un parallèle que l’on peut faire avec le fameux Tout est accompli, dernier mot du Christ de Nikos Kazantzàkis dans La dernière tentation. De là à nous croire immortels car toutes les morts conflueraient en nous pour redevenir vie, non individuelle comme il sied si stupidement à notre époque, mais une vie panique, libérée ; cette vita panica du dieu Pan, il n'y a qu'un pas. Et pourquoi pas ? Sommes-nous uniques et définis ou en perpétuelle recomposition au fil des réincarnations ? Avons-nous un libre-arbitre à affirmer pour conduire notre destin, sommes-nous réfractaires ou devons-nous, stoïques, subir ?

Car sans liberté, quelle vie mener ? Quel ennui que ce quotidien dénué de sens : devoir se lever, parler, sourire, se tenir, dire, ne pas dire, attendre, être présent, tout cela m’accable ; pas vous ? Quelle finalité se cache derrière la course à la rentabilité, amasser toujours plus d’argent ? Pour quoi faire ?
Alors que l’on pourrait ne pas être ici, ne penser à rien, n’être qu’une feuille portée par le courant d’un ruisseau, un trait de lumière, un reflet, se laisser basculer dans l’infini ; or ce n’est pas possible. Il faut donc affronter ce réel-là.
Avec quelques atouts supplémentaires tirés de ce livre, cela sera toujours plus facile… 

François Xavier 

Bruno Remaury, L’Ordre des choses, coll. Domaine français, José Corti, août 2021, 180 p.-, 17,50 €

Rencontres avec Bruno Remaury 

- Le 7 septembre à la Librairie Ombres Blanches, 50 rue Gambetta, Toulouse. Rencontre à 18h
- Le 21 octobre à la Librairie le bonheur, 99 avenue de la République, Montrouge. Rencontre à 19.00
- Le 22 octobre à la librairie Le Livre, 24 place du Grand-Marché, Tours. Rencontre à 20.00
- Le 29 octobre à la librairie Mille Pages, 91 rue de Fontenay, Vincennes. (Horaire à venir)

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