La peinture poétique & lointaine de Jean-Louis Bentajou

Jean-Louis Bentajou ne brille pas sur les marches clinquantes de l’AC, cet art contemporain qui lessive et mousse à loisir, il peint dans son atelier depuis près de cinquante ans des monochromes qui n’en sont pas, se jouant du temps, avançant pas à pas, littéralement point à point. Son œuvre ne s’inscrit dans aucun courant, ce n’est donc pas de l’abstraction, cela participe d’une bienveillance, hors marché, d’un don reconnu et remercié : celui de la couleur.
Enseignant par ailleurs la philosophie, il sait mieux que quiconque que l’on ne fait jamais qu’une seule chose dès lors que l’on est en accord avec soi-même (Socrate).
Voilà donc bien le petit frère de Roman Opalka, ce peintre polonais qui, lui aussi dans les années 1960, arrêta sa décision, définitive, sans appel : sculpter le temps en ne peignant que des chiffres, partie de un l’œuvre s’arrêtera à la mort de l’artiste, en 2011, à plus de cinq millions et demi…

J’ai besoin d’un rectangle de toile comme d’un théâtre.

Jean-Louis Bentajou a également fait un choix définitif : la couleur. Mais pas le monochrome à la Klein ou à la Rothko, la couleur n’est pas unique, seule, violentée. Elle est amour, patience, détail, invitée touche après touche, d’un très petit pinceau, appliquée par point, l’un après l’autre, pendant des années…
C’est le monde nodal du silence en expansion : Avec le dernier coup de pinceau tout le tableau s’allume, écrit Jean-Louis Bentajou.

Tout est dit lorsque Gauguin compare la peinture qu’il cherche au son mat et puissant des sabots sur le sol de granit en Bretagne.

La couleur posée sur ces toiles vibre seule, sans aide extérieure ni intérieure, sans figure sans cadre, sans injonction numéraire ou littéraire : nous sommes dans l’art véritable de la peinture, là où vibration et résonnance convergent dans l’imperceptible bougé de la couleur.
L’astuce, la magie, le truc du peintre pour que cela fonctionne relève de l’accord chromatique musical qui tient l’ensemble, aussi bien les milliers de points du tableau que les toiles rassemblées lors de l’exposition. Ainsi le spectateur est-il saisi d’un léger vertige que suscite la danse invisible des formats, sans titre et sans signature… Seule fascine donc la couleur, l’insaisissable absolue du visible. Maîtresse souveraine qui tient le peintre assis des heures, des jours, des mois durant pour parvenir, sans l’abîmer, à saisir l’indocile couleur, la séduire, la maintenir sur la toile sans réduire sa liberté d’errance, millimètre après millimètre… Patience et longueur de temps…

Il y a longtemps que je ne me pose plus la question du sens de mon travail. […] Je cherche le point où les couleurs, tournées l’une vers l’autre, s’éloignent de nous, toutes préoccupées d’elles-mêmes. Le point versatile, présent en chaque touche.



Face au tableau c’est d’emblée l’austère splendeur qui se signale, la palpitation de la couleur, la lumière qui la désigne et l’annonce, milliers de points au service d’une révélation : cette toile qui garde la trace mouvante d’une présence qui se perd dans les lointains d’elle-même. La couleur est son propre mouvement, il suffit de s’approcher, de changer l’angle de vue, et l’on perçoit son souffle dans la confidence ou son retrait en pudeur d’un réel trop fort, trop beau…
Quel pari fou que celui de Jean-Louis Bentajou : saisir, représenter cette seconde d’éternité où tout est à sa place, où le réel se livre – enfin !

La couleur n’existe que dans ses rapports, ses échos. Etablir des correspondances entre des essaims de couleurs. Mimétisme d’un papillon de nuit sur l’écorce, d’une alouette dans un labour. A quel mystérieux appel obéissent-ils ? Savoir cela ou être peintre.

Deux parties séparées par un cahier de huit pages permettent au lecteur d’ouvrir sa quête par le récit de visites à l’atelier et de parcours d’expositions récentes, portrait d’un artiste iconoclaste dont l’œuvre désoriente avant de fasciner. Viennent ensuite les carnets du peintre, depuis ses débuts dans les années 1960 jusqu’à nos jours, réflexions sur sa réception de l’art par la peinture et la manière dont il allait parvenir à trouver sa place dans ce concert vociférant et intimidant, optant pour le silence de sa démarche dans le sanctuaire du lieu propice à construire, sans bruit ni fureur, sans spéculation ni commande, loin si loin de l’artifice…
Jean-Louis Bentajou est un peintre libre.

Les couleurs feuillettent l’espace en le différenciant dans une trajectoire interminable. Sans cette activité, le tableau abstrait ressemblerait au mur sur lequel on l’accroche, aussi bouché qu’un monochrome, incapable de creuser en lui.

François Xavier

Jean-Louis Bentajou, Le Bleu des lointains, précédé de Lointains de la couleur par Bernadette Engel-Roux, L’Atelier contemporain, novembre 2017, 160 p. – 25€

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