La tourmente Franck Venaille

On entre en Venaille comme on entre dans les ordres, une attirance passionnée qui s’impose dès les premiers vers lus, lesquels sont, en effet, pour les neuf-dixième d’entre nous, ceux de La descente de l’Escaut, monument de la poésie française qui mériterait un Panthéon à lui-seul – avec, peut-être, aussi, à ses côtés Hourra les morts ! – ; et comme tout succès hors norme il devient l’arbre qui cache la forêt, et si majestueux soit-il, il convient de le contourner car l’étendue de l’œuvre à part entière est aussi un monument de la poésie française…
Ainsi l’on saluera le courageux travail de l’éditeur qui a rassemblé pour nous l’essentiel des écrits poétiques d’un artiste fou, pléonasme gratifiant de ma part pour un homme que je vénère. Trouble-fête dans une société encore corsetée par une certaine poigne éditoriale et politique, Franck Venaille ira porter le fer dans ce feu endormi pour mieux le sublimer, en cristallisant son propos sur ce qui fâche ou en tournant son projecteur vers les peintres de la Figuration narrative (Monory, Klasen…) sans jamais cesser de se questionner en arpentant les rues de Paris, Bruxelles ou encore Ostende, poète marcheur qui rumine sa glèbe pour mieux la façonner, à l’image d’un Mahmoud Darwich faisant les cent pas sur les remparts de Saint Jean d’Acre en ruminant sa rage après une altercation avec un officier israélien, d’où naîtra le fameux poème IdentitéInscris ! / Je suis Arabe / Sans nom de famille – je suis mon prénom / "Patient infiniment" dans un pays où tous / Vivent sur les braises de la Colère.
Un artiste, nous précise Marc Blanchet dans sa préface, est la somme de ses obsessions. Il faudra attendre la trentaine pour que la réaction se produise à son terme et Papiers d’identité (1966) voient le jour : addition des envies et des troubles, des impulsions et des vertiges. Poésie surréaliste et constructiviste, écriture inventive, syntaxe innovante. Il faut dire que le retour de la guerre d’Algérie laissa des traces : l’homme est meurtri.

Peau Douce s'allonge Se pose en triangle Se plaint de la lumière qu'elle arrache mais garde ses bas blancs (la chambre ressemble alors à une soute de cargo  traversée par des mouettes) Peau Douce ,dit-il Peau Douce... Elle le fait taire avec ses genoux avec son ventre avec sa langue et s'enferme en ses yeux clos Puis elle dit : "Viens" Rabat le rideau de fer sur son plaisir Ne lui laisse qu'un corps à porte au rouge [...]

Tempête sous un crâne pour celui qui baigna dans une éducation catholique, fut confronté aux horreurs de la guerre et rattrapé plus tard par la maladie ; alors l’écriture aux formes variées s’imposera. Et comme un pied-de-nez au conformisme vomi ce seront vers et proses entremêlés pour la poésie, et l’inverse pour les ouvrages en prose. Venaille est un virtuose qui ose un lyrisme pétri d’objectivité : comme s'en amusera plus tard un Pierre Desproges, dénonçant un petit monde où l'engagement politique est la norme, il est un artiste dégagé de toute obligation et assignation : son œuvre se meut par sa propre intempérance, sa propre nécessité.
Témoin de son temps, Franck Venaille nous a laissé des livres qui contiennent, accompagnent et explorent les multiples visages de son époque : ils imposent une force naturelle, déroulent la grâce de la musique des mots, nous offrent des narrations bouleversantes, jouant entre confessions et sacrilèges…
Oui, Franck Venaille ne s’interdit rien !

Dans
sa pensée aussi
tu défrichais
tu t'infiltrais glissant
ça et là
blessée par ses poils
ta langue
ô monument du déraisonnable
voici que tu t'achèves
mais je reprends encore de toi
de ton corps je
reprends

et
la glaise
la bave
la matière
l'aube – enfin – sur ce corps léché !

Si la noblesse de l’esprit imprègne tel poème, rien n’empêche pour autant la dépravation car l’irrespect est jumeau de l’élégance. Un homme debout peut ramper tout comme un poème illuminé de la plus haute spiritualité peut aussi découler vers un monde profane. L’architecture narrative et la construction de l’espace dans la page blanche marque, en 1986 avec Cavalier cheval un patchwork de vers et/ou de prose qui interagissent avec des narrations plus sourdes, des échos, des divagations… Le poète s’incarne alors dans un nouveau corps – le cheval – animal qui n’aura de cesse de l’accompagner.
Poésie fragmentée dans une fluidité limpide et musicale, la langue de Franck Venaille donne à lire une manière unique de concevoir l’écriture comme instrument de restitution du caractère heurté, déchiré de toute fiction. C’est bien cela son art poétique : se laisser tourmenter, mais aussi se laisser mener vers la sainteté, par ce qui reste de.

François Xavier

Franck Venaille, Avant l’Escaut – Poésies et proses 1966-1989, édition établie par Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet, L’Atelier contemporain, octobre 2023, 752 p.-, 30€

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