Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Saint-John Perse / Calouste Gulbenkian, Correspondance : Extraits


EXTRAITS >

 

32. ALEXIS LEGER À CALOUSTE GULBENKIAN

 

Washington, 23 Oct[obre] 1950

 

Cher Ami

L’inauguration de votre « Exposition » a été vraiment un événement artistique, d’une qualité et d’une tenue exceptionnelles, dans une atmosphère digne de tout ce que vous pouviez souhaiter vous-même. Une élite américaine se pressait là sans snobisme, attentive et fervente, parmi le monde officiel, le monde des salons et des Ambassades, et le monde des experts internationaux. Présentation aussi bonne que l’avait été la préparation : quatre grandes et belles salles consacrées à ces 40 tableaux, avec toute la marge souhaitable pour l’isolement et la mise en valeur de chacun d’eux, dans l’excellente lumière diffusée par la technique moderne du plus luxueux des Musées nouveaux-nés [sic]. Le catalogue, très recherché de tous, répondait bien à l’ensemble de ce très large public. Seule, l’Introduction péchait par trop d’insignifiance et de puérilité, par son manque de substance et de hauteur de vue autant que par son ton de légèreté mondaine et d’amateurisme1. (Du moins ne manque-t-elle pas de tact, psychologiquement, envers vous.) L’inauguration a été suivie, après clôture des salles, d’une conférence consacrée à votre Collection, où j’ai vu s’engouffrer toute l’audience, mais à laquelle je n’ai pu moi-même assister. Dès le lendemain, avec l’élargissement et le renouvellement constant du public dans ce musée de libre accès (classes moyennes, étudiants et touristes de tous les points de l’Amérique) commençait le programme de vulgarisation ou d’éducation, tel qu’on le comprend ici : guides artistiques accompagnant les visiteurs par groupes, devant chaque tableau.

De l’accueil de la presse vous aurez pu juger vous-même, d’après le service de « clippings » qu’on n’aura pas manqué de vous assurer. Je n’ai eu connaissance que d’un mauvais article : dans le « New York Herald Tribune » – réaction mesquine du milieu new-yorkais contre le milieu de Washington, bouderie personnelle d’un professionnel de la chronique artistique locale, et, certainement, aussi, réflexe de contresnobisme après l’extrême et longue exaltation qui avait précédé la venue de votre collection.

L’auteur veut affecter un ton supérieur de relative déception, se référant, par comparaison, à la Collection Bach, de New York. Son humeur chagrine s’accroche finalement à deux observations : l’une, absurde, et qui l’a ridiculisé, que les plus importantes des grandes toiles anciennes n’ont pas été nettoyées comme elles devaient l’être ; l’autre, beaucoup plus juste, que la présentation sous verre altérait grandement la vision, du fait de la réflexion lumineuse (mais comment vous demander de renoncer à protéger vos tableaux, exposés déjà aux risques du déplacement et du changement de climat ?)

Mon devoir d’ami accompli, laissez-moi vous dire maintenant, plus égoïstement, tout ce que je garde de reconnaissance à ces quelques joies vivantes qu’ont été, et que demeurent pour moi, les confidences échangées avec tant d’œuvres de telle classe, ou mieux encore, de telle race ! Ce qui marque le plus cette Collection, c’est ce qui en fait l’unité, et par là même l’autorité : l’égalité dans la sélection – du point de vue technique ou historique aussi bien que de ce miracle artistique et de cet « état de grâce » qui constituent, au plus haut, le mystère même de l’œuvre créatrice, la source même de son bonheur… « Délectation », disait le vieux Poussin !

Ces témoignages, deux par deux, pris dans chaque œuvre essentielle, imposent à l’esprit une singulière fierté, tant le choix lui-même, pour chacun, est heureux. Choix sensible et sensuel autant qu’intellectuel, choix personnel et non point didactique, mystérieux lui-même comme la création artistique. À cette pointe du bonheur artistique, le plaisir lui-même devient une leçon morale, tant il s’y associe de grâce et de sévérité. Aussi fastueuse que soit cette Collection, elle me charme surtout par sa « sobriété ». C’est là pour moi sa suprême distinction.

Beaucoup de ces œuvres ne faisaient pas partie de mes souvenirs de l’Avenue d’Iéna et ne m’étaient connues que par les publications artistiques. Je suis déjà retourné plusieurs fois à la « National Gallery » et je sais que j’y retournerai encore. Ce sont là nourritures pour ma solitude d’esprit. Et sur ces toiles qui vous sont chères, je rencontrerai plus d’une fois votre amicale pensée.

Quelques-unes d’entre elles, plus particulièrement, (et pour des raisons diverses), ne cessent de m’émouvoir : parmi les anciennes, la « Pallas Athéna » de Rembrandt, empreinte de telle mélancolie humaine sous son équipement héroïque, et le Van Dyck, de telle acuité psychologique contrastant avec l’élégance décorative du style ; parmi les modernes, le magistral « Enfant aux bulles de savon » de Manet, le très sensible « Pont de Mantes » de Corot, l’exceptionnel Cézanne, « L’Homme et le Pantin » de Degas et ce pur délice de la jeune femme en bleu (Mme Claude Monet) de Renoir, qui me fait oublier d’un coup tout ce qui m’écœure par ailleurs de l’habituelle peinture par tons de ce peintre. « La Débâcle » est aussi exceptionnelle, dans l’impressionnisme de Monet, car il y échappe étonnamment à son habituelle fluidité par l’arbitraire magnifique de cette ponctuation noire sous tous les éclats de glace ou de lumière.

Dans le XVIIIe siècle français, quoi de plus français, de plus pure essence française, que l’incomparable pastel de La Tour : « Portrait de Mlle Sallé » ? (Chose étrange, la « Fête à Rambouillet » de Fragonard, qui est une curiosité précieuse, mais des plus factices et, en elle-même, des plus discutables dans l’œuvre de ce vrai peintre, a recueilli ici l’unanimité des suffrages.)

Que vous dire d’autre, cher Ami ? En mesurant, depuis des jours, la portée de votre geste et le rayonnement qui s’attache ici à votre figure morale, je m’assure encore mieux de ce que je vous ai déjà dit : vous avez eu cent fois raison de céder aux sollicitations dont vous étiez l’objet. Psychologiques, autant que politiques, ou même matérielles, sont les considérations qui pouvaient militer en faveur d’une telle conclusion. Elle demeure opportune, et vous en retrouveriez, éventuellement, le bénéfice accru ; si les circonstances, en quelque façon, vous amenaient un jour à tourner les yeux vers ce pays. Je pense affectueusement à vous, et voudrais vous savoir en bonne santé, l’esprit libre de soucis.

 

Douglas

 

Note d’Alexis Leger en marge: « Niaiserie de ce rapprochement avec Berenson ! » Bernard Berenson (1865-1959), célèbre historien de l’art, spécialiste de la Renaissance italienne et expert auprès de riches acheteurs américains et de marchands internationaux d’art ancien. Aujourd’hui, ses attributions ne sont pas considérées comme entièrement fiables.

 

 

52. ALEXIS LEGER À CALOUSTE GULBENKIAN

 

Washington, 22 Xbre 51

2800 Woodley Road, N. W.

 

Cher Ami

 

Ma pensée rencontre encore plus souvent la vôtre, à l’approche de ces fêtes de fin d’année qui nous font mieux sentir l’écart et la solitude secrète parmi les hommes.

Puissiez-vous tout de même être entouré de quelques visages familiers. Je voudrais pouvoir imaginer ce que sera votre Christmas à Lisbonne. À Paris vous eussiez sans douté dîné seul à votre table du Crillon, peut-être même dans votre chambre. Mais ma Mère, si sensible au mystère du cœur humain, et qu’attristait mon pessimisme, m’eût montré en souriant les fleurs qu’elle recevait de vous. (Elle me parlait toujours si étrangement de vous, sur ce plan un peu « surnaturel » qu’était toujours le sien.)

Dites-moi seulement que vous avez bien terminé l’année, avec une bonne maîtrise de votre état physique pour la nouvelle année. Pour le reste, je m’en remets aisément à votre saine et large philosophie, et je demande aux dieux pour vous d’alléger tout ce qui peut, en ce moment, grever votre liberté d’esprit, face au désordre de l’époque.

Pour moi, Christmas sera dans cette chambre close, que je ne puis fuir cette année. Santé bonne. Esprit moins libre.

J’aurais voulu vous parler plus tôt de la situation politique. Il n’était rien, il n’est toujours rien, à quoi s’arrêter dans le cours actuel des choses, qui semblent dériver d’elles-mêmes. Je n’ai pas connu, depuis longtemps, une telle période d’inertie ou de passivité dans le milieu américain, saturé déjà d’attente préélectorale. L’opinion elle-même semble abdiquer au regard de la politique internationale. Obsession aussi de ce Christmas, qui dure ici aussi longtemps qu’une typhoïde. Parti pris de quiétisme, sinon d’optimisme.

En ce qui concerne la crise économique en Europe, on est moins pessimiste aujourd’hui pour la France, où la dévaluation ne semble plus aussi inévitable. La volonté du Gouvernement français est en tout cas très ferme à cet égard, j’en ai confirmation récente, et autorisée, de Paris. Or ce Gouvernement, malgré sa faiblesse foncière et son anomalie, semble bien pouvoir durer, pour des raisons toutes négatives (peur d’ouvrir une crise de régime au bénéfice du gaullisme et du communisme). Sa chute même, qui ne pourrait être que très prochaine, ne changerait pas grand-chose à la politique financière actuelle, car il serait remplacé par une combinaison du même genre, encore que différemment axée.

Les Gaullistes ont subi une sérieuse défaite aux derniers votes de l’Assemblée, et s’y sont encore dévalorisés moralement en coordonnant, une fois de plus, leur effort d’opposition avec celui des Communistes. Les Socialistes, pour éviter la crise, ont fait de courageuses concessions au Gouvernement en politique étrangère (Plan Schuman) et même en matière financière. Mais là, quand il faudra en venir au vote des textes, on aura beaucoup de peine à faire adopter les mesures impopulaires dont le principe a paru approuvé. J’ignore quels compromis seraient encore possibles pour rompre le cercle vicieux d’une terrible inflation.

En politique étrangère, le compromis est déjà visible : Schuman jettera du lest pour son absurde plan d’armée européenne, qui a contre lui une forte majorité virtuelle (il renoncera aux abandons de souveraineté nationale).

Le plus comique dans cette histoire est que l’Amérique, après avoir été farouchement hostile, irréductible même semblait-il à l’exigence française d’armée européenne, et après s’y être finalement ralliée de très mauvaise grâce, en fait aujourd’hui une condition rigoureuse de son assistance financière, menaçant, en cas d’abandon de projet français, de revenir à son projet d’armée allemande (menace à laquelle on aura bien tort de se soumettre en France, car elle n’est même pas assurée d’une exécution possible.)

Pour l’instant, l’assistance financière obtenue (très inférieure à la demande française) est seulement de $650 millions (au terme de Juillet), sur lesquels 300 millions sont utilisables pour des besoins immédiats de notre économie (achats, notamment, de matières premières, appelées à jouer un rôle indirect sur l’inflation par le développement de la productivité).

En ce qui concerne l’Angleterre, l’irritation ici est sourde, mais croissante, contre la carence de l’industrie charbonnière anglaise et la demande, paradoxale, de charbon américain. Churchill aussi a déjà déçu par quelques-unes de ses inconséquences, ou même de ses contradictions. La diplomatie française a utilisé ces premières déceptions pour prendre à Washington ses assurances contre toute tentative de renouvellement d’un front anglo-américain (comme celle qui avait fait tant de dégâts en Europe au moment du voyage de Cripps à Washington). Churchill aura sans doute quelques déconvenues secrètes à sa prochaine visite à Washington. Les Américains, très « European minded » en ce moment, lui ont déjà fait sentir qu’ils n’entendaient plus rien sacrifier, au particularisme anglo-saxon, de leur politique collective en Europe Occidentale. Il y a beaucoup de tout cela derrière le voyage de Churchill et d’Eden (1) à Paris.

Bien cher Ami, que vous dire d’autre, qui ait entre nous un son plus humain, à pareille date ? Qu’il y ait, dans votre coupe humaine, toutes les satisfactions généreuses de l’esprit et du cœur ! Je pense affectueusement à vous et vous serre chaleureusement les mains.

 

Alexis Leger

 

(1) Anthony Eden (1897-1977) a été nommé « Foreign Secretary » pour la troisième fois en 1951, au moment où la Guerre froide devenait plus intense. Il était Premier ministre adjoint, aux côtés de Winston

Churchill.

 

© Editions Gallimard, 2013

 

 

Quatrième de couverture > D’origine arménienne, créateur de la Turkish Oil Company et grand homme d’affaires, Calouste Gulbenkian rencontra Alexis Leger, alors directeur de cabinet d’Aristide Briand (1925). Gulbenkian avait une des fortunes les plus colossales de son temps et une collection de peinture reconnue mondialement. En France, il se partageait entre un hôtel particulier avenue d’Iéna surmonté d’une terrasse avec volière d’oiseaux et un parc au-dessus de Deauville, Les Enclos, où il projetait de construire une maison.

La correspondance entre l’homme d’affaires et le poète diplomate, archivée à la Fondation Gulbenkian de Lisbonne, commence après l’exil aux États-Unis de celui-ci et se termine un an avant la mort de Gulbenkian (1948-1954). Elle est composée de 44 lettres d’Alexis Leger (surnommé Douglas), longues et denses, et de 23 lettres de Calouste Gulbenkian (surnommé aussi Douglas…). Devinant les difficultés morales et financières d’Alexis Leger, le milliardaire et philanthrope lui proposa une allocation régulière, en échange de quoi il obtiendrait de la part de l’ancien diplomate des informations régulières sur la situation politique internationale vue depuis les États-Unis. La conversation entre les deux hommes entrelace deux thèmes principaux : les préoccupations liées, en pleine guerre froide, aux menaces d’une éventuelle troisième guerre mondiale ; les projets d’aménagement du parc des Enclos. On découvre donc deux visages nouveaux de Saint-John Perse : un diplomate aux visions planétaires, marqué par son expérience personnelle du désastre de l’entrée en guerre et informé aux sources américaines ; un paysagiste, connaisseur en terre et climat normands et expert en botanique. Le ton amical de la conversation permet des évocations plus intimes, en particulier chez ces deux hypocondriaques, les préoccupations de santé, le deuil et la tristesse de l’éloignement. La publication de cette passionnante correspondance, totalement inédite, a été possible grâce à l’autorisation et à la générosité de la Fondation Calouste Gulbenkian.

 

Poète et haut fonctionnaire, Alexis Leger, dit Saint-John Perse (1887-1975), naît et passe son enfance en Guadeloupe, dont l’atmosphère exotique imprégnera toute son œuvre. En 1899, il s’installe à Pau, puis fait ses études de droit à Bordeaux à partir de 1904. Il rencontre Jacques Rivière, Gide, Claudel, et publie son premier recueil de poèmes, Éloges, en 1911. Parallèlement, il entre dans la carrière diplomatique et part en poste à Pékin en 1916. Il occupe ensuite de très hautes fonctions internationales au ministère des Affaires étrangères. En 1940, il refuse l’armistice et quitte la France pour les États-Unis. À partir de 1957, il partage sa vie entre les deux pays. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1960.

 

Calouste Gulbenkian (1869-1955) a été successivement, et parfois simultanément, diplomate, financier et aventurier. Jouant un rôle essentiel sur le marché du pétrole du Moyen-Orient et devenu milliardaire, il consacre une grande partie de sa fortune à constituer l’une des plus grandes collections d’art mondiales, léguée au Portugal et aujourd’hui exposée à Lisbonne.

 

Né à Porto en 1942, Vasco Graça Moura a été avocat au barreau de Porto, directeur de la Fondation Gulbenkian de Lisbonne et député au Parlement européen (1999-2009). Sa bibliographie comporte de nombreux titres de poésie, fiction, essai. Parmi d’autres prix littéraires, il a obtenu le prix Max Jacob étranger en 2007. Polyglotte, il a traduit Rilke, Dante, Shakespeare

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Saint-John Perse / Calouste Gulbenkian, Correspondance 1946-1954. Édition établie, annotée et présentée par Vasco Graça Moura. Édition publiée avec le concours de la Fondation Calouste Gulbenkian (Lisbonne). Gallimard, coll. « Les Cahiers de la N.R.F. », (Cahier Saint-John Perse n° 21), février 2013, 336 pages, 22 €

 

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