Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Pierre Péju. Extrait de : L’État du ciel


EXTRAIT >

1

Aujourdhui, Dieu est mort, ou peut-être hier, je ne sais pas. Ou il y a deux mille ans ? Cinq mille ans ? De toute éternité ? Aucune importance. Au ciel, nous ne vivons quune seule et même journée infinie. À moins que Dieu ne soit tout simplement malade. Recroquevillé dans un coin. Le dos tourné à sa création. La face vers le mur du néant. Bien nauséeux et épuisé, en tout cas, Dieu ! Rêvant dun sommeil sans rêve et dun verbe infécond. Nous, Ses Anges, sommes donc livrés à nous-mêmes. Sans emploi. Sans mission. Nous perdons un à un nos pouvoirs. Enfin, nous savons encore ouvrir nimporte quelle portion du ciel comme une trappe. Nous pouvons soulever le toit de vos demeures. Nous pouvons fouiller dans vos boîtes crâniennes, essuyer du doigt vos pensées sur les parois de verre de vos âmes comme sur un pot de confiture. Accoudés à nos balcons dorés, nous nous penchons encore un peu au-dessus de vos existences afin de tromper notre ennui. Nous ne descendons plus que très rarement parmi vous. Nous avons du mal à trouver le passage. Nous sommes devenus de mauvais gardiens et navons plus de bonnes nouvelles à vous annoncer.

 

Létat du ciel est bien pire que celui de la terre. Dautant que dans cet immense palais en ruine, cet « Olympe Palace » délabré, mille autres divinités et puissances ont cherché refuge. Certains dieux oubliés errent le long de corridors interminables, ouvrent des portes au hasard. Ils arrivent des quatre coins de la croyance. Les plus affaiblis sabsorbent dans de longues parties de dés, sans parvenir à se mettre daccord sur les règles du jeu. Et pourtant, moi, Raphaël, jaimerais beaucoup faire un dernier petit tour chez vous, malheureux mortels. Suis-je encore capable daccomplir ne serait-ce quun minuscule miracle ? Une goutte de mieux dans la mer du pire ? Comme un colibri qui crache un peu deau pour aider à éteindre une forêt en flammes. Sans mission, cette fois. Envoyé par moi seul.

Le ciel souvre. Le hasard fait — mais est-ce le hasard ? — que là-bas, tout en bas, dans une maison construite à flanc de montagne, surplombant un lac dont les reflets font paraître le ciel plus beau, japerçois une femme endormie. Le jour se lève. Le coton de sa chemise de nuit fait une vive tache blanche au centre de ma vision angélique. Elle est seule dans son lit. Allongée dans son désespoir et ses draps froissés. Je me dis que je pourrais peut-être faire quelque chose pour elle… Mais quoi ? Comment my prendre ? Loin au-dessous de moi, dans cette région du monde, lété est déjà bien avancé. La femme va séveiller, retrouver son chagrin quotidien. Je vais lobserver, et javiserai… Jai léternité devant moi. Mais pas elle.

 

 

2

À laube de ce jour dété, Nora était allongée en travers du lit défait, paupières closes, encore absente au monde, la chemise de nuit remontée au-dessus de la taille, les seins évadés du coton blanc. Elle aurait voulu stagner longtemps dans cette torpeur moite. Sans bouger. Sans penser. Mais un premier rayon de soleil vint glisser sur sa chair, gainer lentement ses jambes, caresser ses cuisses, chauffer son ventre. Le matin le plus ordinaire est aussi lorigine du monde.

Quand la lumière atteignit son visage, plaquant sur ses yeux une lame chauffée au rouge, Nora fit un bond hors du lit. Debout au milieu de la chambre, elle vacillait. Ses pieds nus collaient au carrelage tandis que la chemise retombait autour de son corps luisant de sueur. Son cœur cognait, comme dhabitude, à la seule idée de devoir affronter le jour. Déjà plus de deux mille matins depuis le drame, depuis lhorreur qui, six ans auparavant, lavait broyée. Une nuit. Un 21 juin. Date maudite à partir de laquelle Nora avait déclaré quelle était morte. Deux mille jours, deux mille nuits, comme si cétait hier ! Chaque éveil la contraignait à admettre quil ne sagissait pas dun mauvais rêve : cest dans sa vie que le pire avait eu lieu !

Inexorable, la nouvelle journée commençait. Comment supporter ce soleil gluant sur les choses ? Et le malheur incrusté dans sa chair de femme de quarante-six ans ? Une femme «comme morte», qui passait lessentiel de son temps à errer dans les bois doù elle rapportait branchages et fragments de roches nécessaires à la fabrication de drôles de « créatures », dans la grange, attenante à la maison et aménagée en atelier. Debout dans la lumière, elle secouait et grattait ses cheveux emmêlés de brindilles et dépines. Par la porte-fenêtre ouverte, elle passa dans le jardin, sentant sous ses pieds, après la tiédeur des dalles, lherbe encore humide de la pelouse mal entretenue puis la terre meuble et sèche dune plate-bande. Relevant sa chemise de nuit, elle saccroupit et pissa avec vigueur entre deux rosiers. Un pauvre rituel.

Chaque matin, elle suivait rêveusement des yeux le ruissellement de lurine qui, après avoir giclé et moussé sous elle, ondulait avant dêtre bien vite absorbée par la terre, comme un oued, un torrent qui sévanouit sans avoir tenu la promesse de son jaillissement, comme nimporte quelle vie après tout, la jeunesse ou lenfance fauchées en plein vol. Les mouches étaient déjà là, ces grosses mouches de fin dété, grésillantes et complètement cinglées. Leur abdomen bleu gonflé de saloperies. Méditative, Nora ne se redressa pas tout de suite. Le visage et le cul offerts à la brise légère. Dune tape distraite, elle arracha les pétales passés et brunis de la rose qui effleurait sa joue puis frappa encore dautres fleurs fanées, les abolissant en une silencieuse pluie de paupières.

Laissant les roses en paix, elle saisit une motte friable et lémietta lentement entre ses doigts. Crâne denfant éclaté, pulvérisé. Sans hâte, comme chaque matin, le chat tigré apparut. Un mâle sauvage, qui rôdait dans le jardin, sintroduisait parfois dans la maison, se dérobait à toute caresse, prêt à griffer qui lapprochait, mais se jetait avec avidité sur le moindre morceau de viande quon lui jetait. Il se plaça en face des cuisses de Nora, à bonne distance, et sétira de façon lascive, lustrant son poil à petits coups de langue rose avant de sabandonner à lénigmatique rêverie féline, moustache frémissante, ses yeux jaunes réduits à deux fentes de chaque côté du triangle noir de son museau. Solitude de femme et solitude de chat, dans le silence du matin, quelque part sur la terre. Solitude muette de chaque vieille fleur, de chaque pierre, de chaque ombre tremblante, de chaque rayon de soleil provisoire. Les muscles de ses cuisses et les articulations de ses genoux devenaient douloureux. Nora gifla encore une rose. Enfin elle se redressa. Le chat séloignait. Les bras croisés autour de sa poitrine, elle fit quelques pas dans le frémissement du grand tilleul planté au milieu de ce jardin plus ou moins à labandon où les arbres et les massifs, faute dêtre taillés, sétaient rejoints puis mêlés jusquà former un ensemble inextricable, lilas épuisés, érables ayant perdu de leur charmante légèreté, ifs aux fruits empoisonnés et aux branches malades, saule submergé par ses propres pleurs, pivoines étranglées par le liseron, buis informes, lierre monté à lassaut des troncs, vigne vierge proliférant partout autour de ces rosiers trop vieux qui sacharnaient pathétiquement à fleurir dans une indifférence complète aux saisons.

Nora sassit sur le banc de bois qui encerclait le tronc du tilleul, et resta là, le dos contre lécorce rugueuse, les mains à plat sous les cuisses, agitant ses jambes dans le vide ou arrachant avec les orteils les fleurs de pissenlit qui avaient colonisé la pelouse, la parsemant de taches dun jaune vulgaire et violent.

La maison était située tout en haut du village de Ravel et possédait une terrasse qui dominait tout le paysage, et en particulier le fameux lac de Nancey, si large, si long, si désespérément bleu et pur, que les touristes ne se lassent pas dadmirer dans son écrin de montagnes et sur lequel les riverains ne tarissent pas déloges. Mais du jardin il était invisible et ce que Nora contemplait, entre les branches du tilleul, cétaient les falaises qui jaillissent de la forêt, et au loin, les sommets imposants, recouverts de plaques de neige même en plein été. Tout au fond, par une brèche du mur à demi effondré, on senfonçait tout de suite dans les bois sauvages. Un sentier escarpé conduisait au pied des falaises. On pouvait aussi errer des jours entiers entre les troncs couverts de mousse, le long de torrents bruyants, dans des gorges. Ou grimper encore plus haut, jusquaux cimes, par des voies pierreuses, au-dessus de toute végétation, au risque de ségarer, pour finir, dans les froissements gris-blanc du ciel

Grimper afin de se jeter dans le vide ? Pourquoi pas ? Ou pour sasseoir, dans le sifflement du vent, au milieu dun amas de roches éboulées, et attendre la nuit, pierre parmi les pierres.

 

Une brise légère agitait le feuillage du tilleul. Assise dans lombre, Nora prêtait loreille aux « voix » venues de loin. Montées des profondeurs de la terre. Comme sous lantique chêne de Dodone, le murmure de Zeus. Les voix bavardes, les voix amères, les voix furieuses et anonymes des morts, les voix charriées par la sève et portées par le vent et qui avaient léternité pour raconter encore et encore ce quelles avaient vécu, avant le trépas, avant lobscurité et lerrance. Peu leur importait aux morts, aux esprits, que les mortels fussent incapables de comprendre lhorreur de la condition infernale. Ils parlaient, tous en même temps et chacun pour soi. Nora avait beau, chaque matin, écouter avec attention, jamais elle ne reconnaissait sa voix à lui. Puis la rumeur se faisait hostile. Les voix finissaient par se taire. Alors elle éprouvait le besoin de retrouver le clair-obscur de latelier. Elle choisissait toujours lentrée extérieure, nempruntant presque jamais, dans la maison, le petit couloir au bout duquel Mathias avait fait ouvrir une porte de communication. Dailleurs, depuis le drame, elle évitait la maison : elle ne faisait quy glisser, comme une ombre projetée sur les murs blancs. Elle avait ôté tous les tableaux. Ainsi que la plupart des meubles à lexception de deux ou trois fauteuils et dune table basse dans le séjour. Fait disparaître tous les livres des étagères. Mathias lavait laissée faire. Dailleurs, lui aussi se contentait de passer.

Maison transparente. Coquillage mort sur le sable des jours.

Quand elle avait faim, Nora pouvait mordre, mastiquer avec vigueur et avaler nimporte quoi, debout dans la cuisine, ou en allant et venant dune pièce à lautre.

 

Paradoxalement, elle navait pas perdu son fameux appétit et se jetait, plusieurs fois par jour sur un morceau de pain et de fromage ou sur le reste dun plat préparé par Clémence. À lépoque où elle sexténuait à peindre des toiles sur lesquelles la pâte colorée, après avoir lentement ruisselé, se solidifiait comme de la lave, elle déclarait à Mathias, en riant, la bouche pleine : « Tu sais, la peinture, ça creuse ! »

 

© Editions Gallimard 2013

© Photo : C Hélie

 

 

Quatrième de couverture > « Au ciel tout va mal, Dieu se détourne de sa création. Les Anges sont livrés à eux-mêmes. Seul Raphaël, sans mission ni message, médite encore un modeste miracle. Depuis son balcon il se penche au-dessus du monde. Le ciel s’ouvre. Le hasard fait — mais est-ce le hasard ? — que là-bas, tout en bas, dans une maison construite à flanc de montagne, surplombant un lac dont les reflets font paraître le ciel plus beau, il aperçoit une femme endormie.

Nora est allongée en travers du lit défait, paupières closes, encore absente au monde, la chemise de nuit remontée au-dessus de la taille, les seins évadés du coton blanc. Un premier rayon de soleil vient glisser sur sa chair, gainer lentement ses jambes, caresser ses cuisses, chauffer son ventre. Le matin le plus ordinaire est aussi l’origine du monde. Quand la lumière atteint son visage, plaquant sur ses yeux une lame chauffée au rouge, Nora fait un bond hors du lit. Debout au milieu de la chambre, elle vacille. Ses pieds nus collent au carrelage tandis que la chemise retombe autour de son corps luisant de sueur. Son cœur cogne, comme d’habitude, à la seule idée de devoir affronter le jour. »

 

Pierre Péju est l’auteur de plusieurs livres aux Éditions Gallimard, dont NaissancesLa petite Chartreuse (prix du Livre Inter 2003 ; porté à l’écran en 2005), Le rire de l’ogre (prix du Roman Fnac 2005), Cœur de pierreLa Diagonale du vide, et l’essai Enfance obscure (prix des Écrivains du Sud 2012).

 

Pages choisies par Annick geille

 

Pierre Péju, L’État du ciel, Gallimard, août 2013, 272 pages, 18,50 €

 

> Lire la critique de Julie lecanu

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