Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Richard Russo. Extrait de : Ailleurs


EXTRAIT >

Dès ma plus tendre enfance, ma mère se montra très attachée à son sentiment d’indépendance. La séparation de corps qu'elle avait négociée avec mon père st­pulait qu'il devait lui verser une pension alimentaire, ce qu'il faisait rarement. Pendant un temps, elle essaya de l'y contraindre, mais elle renonça rapidement; sans doute se disait-elle qu'à long terme, c’était mieux ainsi. Même si mon père ne l’aidait pas, au moins n’était-elle pas accablée par ses dettes de jeu. Elle versait un loyer à mes grands-parents - au prix du marché, affirmait-elle fièrement - pour notre appartement dans la maison de Helwig Street. Son travail chez General Electric, à Schenectady, était bien payé. Avant impôts, elle gagnait un peu plus de cent dollars par semaine, soit plus que la plupart des hommes employés dans les tanneries. A Gloversville, la majorité des femmes qui travaillaient cousaient des gants dans les ateliers ou à domicile, un travail à la pièce sous-payé, pour compléter les gains des maris qui étaient mis au chômage tous les hivers, et dont les salaires étaient artificiellement maintenus à un faible niveau par la collusion entre les propriétaires d’usines et le gouvernement local sur lequel ils exerçaient leur emprise. Pour elle, il valait beaucoup mieux travailler pour une grosse entreprise de Schenectady, même si cela entraînait des frais. Tout d’abord, sa tenue devait être adaptée à sa fonction. Cela lui convenait parfaitement car elle adorait les beaux vêtements, mais évidemment, ce n'était pas donné. De surcroît, comme elle rentrait trop tard et trop fatiguée pour cuisiner, elle devait également verser à mes grands-parents le prix de ma pension. Et puis, il y avait le coût des allers et retours en voiture avec des collègues : quand on allait quelque part avec ma tante, mon oncle et mes cousins, elle insistait toujours pour que chacun participe au plein d’essence.

Elle défendait farouchement son indépendance durement acquise, face à n’importe qui et également (surtout) face à mes grands-parents qui en étaient, à bien des égards, la véritable origine. En particulier, elle n’appréciait pas les conseils spontanés sur la manière de m’élever et, quand ils franchissaient cette limite, elle leur rappelait que leurs rapports étaient avant tout de nature financière. Elle payait son loyer rubis sur l’ongle le premier de chaque mois, ce qui, dans son esprit, signifiait qu’ils n'avaient aucun droit de s’immiscer dans nos vies, pas plus qu’un autre propriétaire. Si cette brusquerie exaspérait ou attristait ses parents, ils n'en ont jamais rien dit, devant moi du moins. Mais qui aurait pu les en blâmer ? Après tout, mon grand-père avait acheté cette maison en partie pour que ma mère et moi puissions avoir un toit. A ma connaissance, ils ne le lui ont jamais rappelé et, de toute évidence, elle voyait les choses différemment. Elle leur faisait comprendre qu'il y avait un tas de logements à louer, aussi bien à Gloversville qu’à Schenectady et, s'ils ne se mêlaient pas de leurs affaires, elle irait s’installer ailleurs, avec moi. Je ne doutais pas de la sincérité de sa menace (en colère, ma mère était toujours sincère), mais il n’y avait guère de risque qu’elle la mette à exécution, et mes grands-parents devaient le savoir eux aussi. « Jean », lui disait l’un des deux quand elle montait sur ses grands chevaux, et je me disais que cette fois ils allaient mettre les choses au point pour de bon, mais ils me regardaient et ils baissaient la voix.

Peu à peu, j’ai fini par comprendre que l’apparente ingratitude de ma mère relevait simplement de l’instinct de conservation. L’image qu’elle avait d’elle-même, celle d’une femme qui pouvait tout faire seule, exigeait d’être entretenue et alimentée en permanence. Elle devait affirmer son indépendance, la proclamer à voix haute, en chaque occasion, si elle voulait y croire elle-même. Elle devait se rappeler constamment qu’elle avait une bonne place dans une formidable entreprise, dans une vraie ville. Pas juste un travail, mais une position plus élevée, avec plus de responsabilités qu’à peu près toutes les femmes de Gloversville. Non seulement elle avait fait son chemin toute seule, mais elle m’avait nourri, habillé et élevé. De plus, elle élargissait mon horizon, au-delà des valeurs stupides de cette vilaine petite ville industrielle où nous vivions. Aussi fatiguée soit-elle à la fin de ses longues journées, elle veillait à ce que j’aie fait mes devoirs, et bien. Si je ramenais un formulaire à la maison, elle le remplissait, sans qu’il soit besoin de lui rappeler, et s’il fallait joindre un chèque pour la location d’un uniforme ou d'un instrument de musique, elle se débrouillait d’une manière ou d’une autre. Chaque jour je portais des vêtements propres et parfaitement repassés, même si pour cela elle avait dû s’occuper de la lessive jusqu’à minuit. Elle se privait de dîner pour rencontrer mes professeurs, afin de s’assurer que je m’épanouissais à l'école et ne me contentais pas d’apprendre, que je n'étais pas rejeté comme un enfant différent, sans père. Elle accomplissait de véritables prouesses. Aucune autre femme de sa connaissance ne devait surmonter de tels fardeaux ou défis et, se disait-elle, elle y arrivait toute seule.

Sauf qu'elle n’était pas seule, pas véritablement, et parfois cette terrible vérité transperçait les défenses qu'elle avait érigées et fortifiées au prix de tant de sacrifices. A son crédit, elle ne me faisait presque jamais partager ses doutes ni les moments, temporaires, où elle perdait la foi ; j’étais pourtant son auditoire principal. Elle préservait l'harmonie et l’intégrité de l’histoire de nos vies. Tous les deux, nous n’avions besoin de rien d’autre. Du moment que nous étions ensemble, tout irait bien. Pour ma part, je n’ai jamais laissé voir que je devinais la vérité : certes, elle avait un bon poste, mais, en tant que femme, elle était moins bien rémunérée que des hommes qui faisaient le même travail. Ils avaient des familles à nourrir, lui disait-on, comme si elle n’était pas dans le même cas. Une fois qu'elle avait payé les frais de transport et les tenues indispensables pour tenir son rôle, elle aurait gagné presque autant en travaillant à Gloversville. Bien sûr, elle s’acquittait régulièrement de son loyer, mais aux prix de Gloversville, pas de Schenectady, et mes grands-parents, même s’ils ne le lui ont jamais dit, auraient pu réclamer davantage à un autre locataire. Et combien cela lui aurait-il coûté si elle avait dû prendre quelqu’un pour s’occuper de moi pendant qu'elle travaillait, une mission que ma grand-mère accomplissait affectueusement, et gratuitement.

Malgré tout, la plupart du temps, elle réussissait à joindre les deux bouts et nos vies se poursuivaient, suffisamment en douceur pour maintenir l’indispensable apparence d’indépendance. Chaque mois, ma mère calculait nos dépenses, au penny près, ce qui voulait dire que notre trésorerie ressemblait à un lacet usé qui parfois cassait. N’importe quel imprévu pouvait nous précipiter dans le rouge ; ma mère était alors obligée d’emprunter à ses parents, dont elle ne voulait pas dépendre, justement. A certains moments, je grandissais trop rapidement et j’avais besoin de nouveaux vêtements, plus vite que prévu, ou bien je déchirais un pantalon tout neuf en escaladant les clôtures des voisins sur le chemin de l’école. A d’autres moments, j’exigeais des cadeaux. De gros cadeaux. Une année, pour Noël, mes cousins reçurent une encyclopédie, Le Livre du savoir, et ma mère dut m’expliquer pourquoi nous ne pouvions pas avoir la même, combien ça coûtait, combien d’heures elle devrait travailler pour l’acheter et combien de choses plus importantes passaient avant. D’ailleurs, je pourrais consulter celle de mes cousins en cas de besoin. Je n'étais encore qu’un enfant, mais je savais qu’elle luttait pour nous faire vivre, pour tenir le coup, par un effort de volonté, et que la dure réalité pesait sur ses épaules inlassablement. Elle remboursait toujours les petits prêts accordés par mes grands-parents, mais cette nécessité minait le mythe chéri de l’indépendance. Notre bien-être était donc, à l’occasion du moins, subventionné. Sans que cela soit sa faute. Ma mère parlait rarement de mon père, mais, dans les moments difficiles, elle se plaignait que la somme manquante correspondait exactement à celle qu'il refusait de verser.

A vrai dire, mon père était un sujet délicat. Ma mère et lui s’étaient séparés peu de temps après notre emménagement dans Helwig Street, et les rares choses que je savais de lui étaient contradictoires. Je n’arrivais pas à me faire une opinion. D’un côté, c’était un héros de la guerre. Je savais ce qu’était le D-day, et je savais que mon père y était, à Utah Beach, et qu’il s'était battu en France et en Allemagne, jusqu’à Berlin. Je savais qu’il avait été décoré de la Médaille de l'étoile de bronze. Ma mère ne minimisait jamais ses exploits. Elle disait que je pouvais être fier de ce qu’il avait accompli durant la guerre. Mais désormais, c’était devenu un joueur, un homme sur qui on ne pouvait pas compter pour rapporter sa paie à la maison. C’était à cause de lui que nous recevions parfois des coups de fil violents en pleine nuit. Malgré cela, je ne devais pas avoir une mauvaise image de mon père. Sa passion pour le jeu était une maladie, il n’y pouvait rien. Il essayait d’arrêter mais, jusqu’à maintenant, il n’y était pas parvenu.

Ce que je savais sur lui était insignifiant à côté de ce que je ne savais pas. Où vivait-il, par exemple ? Je savais qu'il habitait toujours à Gloversville car ma mère me l'avait dit, et cela avait été confirmé par mes grands- parents et ma tante Phyllis. Je l'associais si fortement à la salle de billard que pendant un temps j’imaginai qu’il vivait juste au-dessus. Quand je demandai à ma mère où il vivait, et avec quoi, elle me répondit qu’on ne pouvait pas le savoir. Il n’était pas comme nous. Nous, nous vivions toujours au même endroit, avec les mêmes personnes. Mon père, lui, pouvait se retrouver n’importe où, avec n’importe qui. Je supposais que cela devait être lié à sa passion pour le jeu. Si des gens le cherchaient en permanence pour récupérer leur argent, le fait de ne pas avoir d'adresse fixe ni de groupe d’amis régulier le rendait plus difficile à localiser. N’empêche, j’avais du mal à concilier tout cela avec son statut de héros de guerre. Et je me demandais si l’un de ces deux aspects n’était pas un mensonge.

Parmi toutes les vérités le concernant, la seule qui importait aux yeux de ma mère était la suivante : s’il avait payé son dû, sa part, nous n’aurions pas de souci à nous faire. Ce raisonnement amer semblait lui apporter un certain réconfort, comme le fait qu'elle ait rarement besoin de son aide, ou de celle de quelqu’un d’autre, et n'ait jamais besoin de grand-chose. Elle se débrouillait, presque.

 

© Quai Voltaire 2013

© Photo : DR

 

 

Quatrième de couverture > Un monde ailleurs : voilà le rêve que sa mère avait insufflé à Rick, un rêve qu'elle caressait elle-même sans pouvoir le réaliser. À chaque étape de l'existence de son fils, de son enfance à Gloversville à sa carrière universitaire, de son mariage à l'éducation de ses deux filles, elle l'a suivi comme une ombre encombrante et intouchable, ballottée au gré des déménagements successifs, écartelée entre ses tentatives pour préserver un mode de vie qu'elle souhaitait «indépendant» et les violentes crises nerveuses dont elle était si souvent victime.

 

Peu de temps après la disparition de Jean Russo, son fils Richard lui consacre un récit intime et puissant. Avec humour et justesse, le lauréat du Prix Pulitzer décrypte le lien singulier qui unit une mère seule à son fils unique, explore cette relation aussi étouffante que fertile, terreau de son œuvre.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Richard Russo, Ailleurs, traduit par Jean Esch, Quai Voltaire, septembre 2013, 272 pages, 21 €

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