Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Dominique Fernandez. Extrait de : On a sauvé le monde


EXTRAIT > 

 Le destin N’importe qui à ma place aurait dénoncé l’absurdité de ces anachronismes. J’étais si empressé à lui plaire que je ne dis rien. Le second tableau me glaça par la violence du mes- sage. Une femme de belle prestance, drapée de façon provocante dans une ample robe qu’elle écarte à moitié devant lui, entre chez François et le surprend nu. Il se jette par terre en repoussant l’intruse dans un geste d’horreur. L’éloge de la continence ne pouvait être plus explicite, l’anathème sur le corps plus brutal, l’apologie de la chasteté plus fatale à mes vues.

En général, pourtant, j’aimais beaucoup François d’Assise. Au contraire des autres saints du Moyen Age, et en particulier de l’abominable saint Dominique, ce sectaire qui créa le tribunal de l’Inquisition, ce fana- tique qui alluma les premiers bûchers pour nous brûler vifs, François avait le goût de la vie. Il marchait sur les routes d’Ombrie en chantant. Il parlait aux oiseaux, aux fleurs, aux loups. Chaque homme était son frère. Il a écrit le premier poème en langue italienne, cet admirable Cantique du soleil, hymne enflammé à tout ce qui existe. Gourmand des pâtisseries que sainte Claire lui confectionnait, il les mangeait sans cacher son plaisir. Nous autres, historiens d’art, avons une dette toute particulière envers lui : la peinture moderne est née de sa prédication. Avant lui, la peinture en était au même stade où elle était encore en Russie au dix-huitième siècle. Même refus du monde, même dénégation du réel que dans les icônes. On se limitait à de raides effigies peintes en brun et en ocre, on dénigrait la nature, on n’en voulait pas. Aux formes vivantes étaient substituées des figures figées. Pas un animal, pas une fleur dans la peinture du haut Moyen Age. Pas un homme en mouvement. Seulement des postures hiératiques. Aucun enfant. Il n’y avait pas jusqu’au ciel qui ne fût nié et remplacé par un fond d’or artificiel.

François, amoureux de la nature dans toutes ses manifestations, la fit accepter par les peintres. Le verrou qui interdisait de célébrer la nature sauta. Libéré du tabou par sa parole, Giotto fut le premier à mettre, dans les fresques de Padoue et d’Assise, des animaux, des arbres, des fleurs. Il peignit des fleuves, des vallées, des montagnes, des villages, des maisons, des laboureurs, des artisans ; répandit des couleurs sur la terre, sema du vert sur les prairies ; trempa ses pinceaux dans le lapis-lazuli pour que le bleu du ciel entrât dans les églises et vînt baigner d’azur les paysages peints sur les murs. Grâce à François, la peinture occidentale s’est émancipée de la tutelle ecclésiastique, gagnant cinq siècles sur la peinture russe et byzantine.

Sur un seul point, il resta affreusement rétrograde. Le sexe continua à être exclu de la prédication de François. Le sexe demeura banni et maudit. Logique avec lui-même, François aurait dû libérer le sexe également, célébrer aussi la joie du sexe. Il aimait la musique, la poésie, les paysages d’Ombrie, la marche sous le soleil, les haltes sous les oliviers, les gâteaux, mais, cramponné au préjugé biblique, il maintint l’interdit sur le corps. En condamnant le désir, il avalisa le discours catholique sur la répression sexuelle et engagea l’Europe pour des siècles de misère puritaine. En avance dans tous les autres domaines, il ne remit pas en question les lois édictées par Moïse ni l’enseignement de l’horrible saint Paul. Comme on l’écoutait et qu’on le vénérait pour la liberté qu’il apportait au monde, on crut justifiée cette proscription. J’avais emporté un Manuel de la peinture au XVIIe siècle, où le tableau de la chapelle Alaleoni est analysé sous le titre : La Tentation de saint François ou Le Renoncement aux plaisirs de la chair.

— Que dit encore ton petit livre ? me demanda Igor. Je serais curieux d’entendre le commentaire.

« Cette œuvre illustre un des fioretti inspirés par la vie du saint. Alors que celui-ci prêchait au Soudan afin de convertir les infidèles, une Sarrasine chercha à le séduire et à l’attirer chez elle. Pour échapper au péché, il se jeta sur des charbons ardents. Il avait déjà rejeté les honneurs du monde, il repoussait maintenant le péril féminin. »

Igor éclata de rire.

— Et voilà ce que ton auteur appelle « le renonce- ment aux plaisirs de la chair » ?

— Mais… Je ne vois pas comment on pourrait commenter autrement une scène très fréquente dans la peinture chrétienne.

— La chair !… La chair !… Que vois-tu, dans ce tableau ?

— Une femme du peuple aux joues et aux lèvres fardées, vêtue avec une richesse supérieure à sa condition, chargée de bijoux. Une courtisane, comme on disait alors. Elle avance entre les pans de sa robe une jambe nue chaussée d’une sandale compensée qui se termine par un nœud de fleurs sur l’empeigne.

— Ta… ta… ta… ta… Une femme… et saint François la repousse avec horreur ?

— Mais oui, rien de plus évident.

— Il repousse donc une femme ?

— Si résolument qu’il préfère se jeter sur des char- bons ardents.

— En résulte-t-il qu’il repousse « la chair » ?

— Le mot est désuet mais dit bien ce qu’il veut dire.

— Il n’y aurait donc, en fait de « chair », que de la chair féminine ?

— A cette époque, on disait « chair » pour désigner la femme.

— Mais à la nôtre, Romano ?

Je me sentais de plus en plus embarrassé,  lorsque nous entendîmes approcher le sacristain. Il venait en boitant nous prévenir que la chapelle allait être refermée. Dans cinq minutes, il éteindrait les projecteurs, dont les commandes se trouvaient dans la sacristie, puis, quand il aurait rangé les chaises après le grand désordre causé par l’inauguration du matin, il remettrait les chaînes aux grilles de la chapelle.

— Dans un quart d’heure au maximum. Profitez bien, ragazzi !

— À notre époque, reprit Igor quand le bonhomme se fut éloigné, crois-tu qu’il n’y ait de chair que de la chair de femme ?

En même temps, il m’avait pris par les épaules et rapproché de lui.

— Idiot…, murmura-t-il. Dourak, répéta-t-il, cette fois en russe, comme chaque fois que le français ne lui semblait pas descendre assez profondément dans l’émotion.

— François repousse une femme, il repousse la femme. La femme lui fait horreur. Beau et nu comme il est, il ne va pas se laisser séduire par une femme.

Son visage était maintenant tout près du mien.

— Il se réserve pour quelqu’un d’autre.

À ce moment les projecteurs s’éteignirent, l’obscurité nous enveloppa. Igor m’attira vivement à lui et appliqua sa bouche sur la mienne mais du bout des lèvres seule- ment. La sacristie se trouvait à l’autre bout de l’église. Le pas claudicant résonnait sur les dalles. Il ne nous restait que quelques minutes à être debout dans le noir. Plus tard j’ai pensé au rôle que ce boiteux avait tenu dans notre aventure. Les Anciens attribuaient un défaut physique à ceux qu’ils honoraient comme des dieux. Je reconnais dans le sacristain une figure d’Héphaïstos, de Vulcain, dieu du feu, de la foudre, dieu de la passion, dieu bancal, dieu infirme. L’homme allait et venait en clopinant.

J’étais si égaré que je saisis Igor par le cou et cherchai sa bouche pour un vrai baiser.

Il se recula et dit :

— Pas avant que tu me promettes de m’obéir.

— Tu peux compter sur moi, chuchotai-je.

— Pour n’importe quel service ?

— Tu peux compter sur moi pour n’importe quel service.

Le pas tantôt s’éloignait, tantôt se rapprochait. Le bruit des chaises traînées sur le dallage retentissait dans la nef vide.

— J’ai ta parole, dit-il.

— Je te le jure, Igor.

— Pour n’importe quel service ?

— Promis et juré.

Il écarta mes vêtements.

— Maintenant ou jamais, dit-il.

— C’est le destin, chuchotai-je, comme si mon désir avait besoin d’une justification.

Lui, plus directement :

— C’est l’amour.

Il me donna dans les ténèbres ce que je désespérais d’obtenir.

— Je t’aime, me répétait-il entre deux baisers, tu ne t’en es pas encore aperçu ?

 

© Grasset 2013

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > On a sauvé le monde rassemble cinq passions de l'auteur sous la forme, inédite chez lui, d'un roman d'espionnage : l'Italie, la peinture, la Russie, l'Histoire, les amours contrariées.

La trame narrative est simple en apparence : un jeune étranger séjourne à l'Istituto d'Arte de Rome dans les années 1930 pour y poursuivre ses recherches en histoire de l'art sur le peintre Poussin. Il fait sa cour à Giulia Falconieri, jeune aristocrate à la pureté sculpturale, tandis que la sensuelle Wanda, d'origine polonaise, lui fait la cour. Mais chacun triche déjà dans ce triangle amoureux, comme si le travestissement des sentiments n'était que la répétition générale du camouflage des identités. Lorsqu'il fait la connaissance d'Igor, fils d'une famille de Russes blancs ayant fui la terreur stalinienne pour se réfugier dans l'Italie mussolinienne, le narrateur rencontre son destin. Par amour pour ce garçon énigmatique, il va devenir un espion au service du régime communiste.

À Moscou, nos deux apprentis-espions apportent les documents qu'ils sont parvenus à subtiliser à Rome. Les mâchoires du piège se referment sur ces idéalistes dont le régime a su faire ses "idiots utiles"... Et pourtant, par une ultime ruse de la raison historique, ces deux garçons qui croyaient trahir l'Occident ont permis son salut, en livrant aux Russes les plans d'un bombardier qui sera à l'origine d'un quadrimoteur qui a sauvé Moscou lors de la première offensive allemande, puis gagné la bataille de Stalingrad, et enfin appuyé la percée jusqu'à Berlin...

 

Né en 1929, Dominique Fernandez est notamment l'auteur chez Grasset de Porporino ou les Mystères de Naples (prix Médicis 1974), Dans la main de l'ange (prix Goncourt 1982) ou encore Le Rapt de Ganymèpe (prix Méditerranée 1989).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Dominique Fernandez, On a sauvé le monde, Grasset, janvier 2014, 608 pages, 22 €

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