Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Pierre Herbart. Extrait de : Histoires confidentielles


EXTRAIT >

 

Peau d’Ange

 

Je devais sortir d’un cinéma. Je rentrais chez moi, vers minuit, en remontant la rue Pigalle. Arrivé presque en haut, une voix me chuchota quelque chose que je ne compris pas. Du coin de l’œil je vis une femme appuyée contre la façade et continuai mon chemin. Mais sur la place je ralentis. Le son de cette voix, ce serait peu dire qu’il m’avait plu ; il m’avait enchanté. « Elle chuchotait, me dis-je. Si elle avait parlé haut... Tout de même, on ne sait pas. » Je tournai la tête. il me sembla que la femme devait me regarder, et je revins sur mes pas.

— Tu as cru que j’allais te manger ? dit-elle.

Mon cœur dut s’arrêter. La voix tenait toutes les pro- messes du murmure, et pas seulement la voix, la façon dont les mots étaient prononcés, tout uniment, avec une extrême légèreté.

— Oui, balbutiai-je.

— C’est qu’il dit oui ! Allons, viens...

J’étais comme engourdi. Elle me prit le bras et nous descendîmes doucement la rue. Je m’arrêtai bientôt :

— J’aimerais mieux venir demain avec vous.

— Pourquoi demain ? J’avouai :

— Je n’ai presque pas d’argent.

Elle frappa du talon avec colère :

— Est-ce que je te demande tes sous ? Un peu plus loin, elle s’arrêta à son tour :

— C’est ici.

Je levai les yeux et lus : Hôtel Crystal. L’entrée était tapissée de glaces. Un vieux portier dit :

— Bonsoir mademoiselle Peau d’Ange, et avec sur- prise : Vous amenez un ami ?

Elle répondit oui, prit sa clef au tableau. C’était au premier au-dessus de l’entresol, une grande chambre.

— Tu vois, là, il y a une salle de bains. Je vais en prendre un.

Elle commençait à dégrafer sa robe, mais je l’arrêtai :

— Non, pas tout de suite.

— Pourquoi ?

— Je voudrais vous voir mieux. Elle sourit :

— Moi, je t’ai vu en une seconde quand tu es passé près de moi... Eh bien, regarde.

Elle s’assit au bord du lit, croisa les jambes, alluma une cigarette. Ses gestes étaient à la fois précis et souples. J’avais déjà vu que sa robe la moulait des épaules aux genoux. Sur la poitrine, ça brillait, sans doute des paillettes ou du strass.

— Et puis j’aime comme vous êtes habillée, dis-je.

Elle se leva, marcha dans la chambre, mais pour faire des choses : accrocher sa cape de soie noire, ramasser son

« tour de cou » en petit-gris... Elle se déplaçait en silence, hésitant parfois à reprendre sur le dossier où elle l’avait posée, avant de la mettre sur le lit, une chemise de nuit pleine de volants – et son bras restait en suspens au-dessus de la chaise. il y avait dans tout son être quelque chose de parachevé, mais aussi de dominé (par une secrète indifférence peut-être) depuis son petit visage fier et dis- trait aux longs yeux d’une couleur que jamais je ne saurais apprendre, jusqu’à ses mains, ses pieds, si parfaits.

« C’est étrange, pensais-je, elle ressemble à sa voix, elle est sa voix. » Soudain elle vint droit à moi :

— Alors, tu m’as bien regardée ? Moi aussi. Tu es juste comme je veux.

Elle effleura ma bouche de ses lèvres.

— Je vais prendre mon bain.

Sa robe tomba en rond sur le tapis. J’entendis l’eau jaillir avec fracas. Puis elle cria :

— Alors quoi ? Viens...

Et comme j’entrais dans la salle de bains :

— Qui est-ce qui m’a donné un bêta comme ça ? Quel âge as-tu ?

Je me vieillis un peu :

— Vingt ans.

— Moi aussi.

Elle se dressa ruisselante :

— Passe-moi le peignoir qui est accroché là.

A peine sortie de la baignoire, elle s’en couvrit. Mais je l’avais vue nue et je la désirais de toutes mes forces. Jusqu’à présent je n’y avais pas pensé.

En traversant la chambre, elle cueillit sa robe par terre et la pendit à un crochet.

— Tu seras gentil de porter le peignoir dans la salle de bains, demanda-t-elle. Je n’aime pas les choses qui traînent.

Quand je revins, elle était couchée sur les draps, dans la chemise à volants. Je restais planté devant le lit.

— Tu te décides, oui ? Ah ! tu veux que j’éteigne... Aussitôt dans le noir, j’arrachai mes vêtements.

« Quel bêta ! » entendis-je avant de la saisir dans mes bras. Après elle voulut rallumer. Cela m’était égal. Elle acheva d’enlever sa chemise de nuit, puis, s’accoudant sur l’oreiller, me regarda longuement au visage. Elle regardait surtout mes yeux. Un sourire parut sur ses lèvres, mi tendre, mi railleur – et elle éteignit.

— Qu’est-ce que tu regardais sur ma figure ?

— Quelque chose qui te concerne, mais ne te regarde pas. Viens !

— Attends. Moi aussi je regarde quelque chose.

— Quoi ?

— La lumière sur ton corps : rouge. Vert. Rouge... Ça vient d’une enseigne lumineuse ?

— Oui. Quand ils l’éteignent, je ferme les rideaux. Rouge. Vert. Rouge.

— Comme c’est beau sur toi, murmurai-je.

« Peau d’Ange », pensais-je en caressant ses seins, son ventre.

— Qui t’appelle Peau d’Ange ?

— Tout le monde. Enfin, à Montmartre... Écoute, dis-je brusquement. Je t’aime.

— Moi aussi, je t’aime – du moment où je t’ai vu. Sans cela tu ne serais pas là.

— Comment ?

— Je veux dire ici, dans ma chambre. Je n’amène jamais personne dans ma chambre.

Je me rappelai la surprise du portier.

— Et moi, comme ça, tout de suite...

— Oui, comme ça, tout de suite. Toi, c’est après avoir fait l’amour que ça t’est venu ; moi, c’était avant, voilà tout. Maintenant, tais-toi. Tu vas devenir vulgaire.

Je me serrai contre elle. « Comme elle parle, me répétais-je avant de sombrer dans le plaisir. Ce n’est pas possible. »

— C’est bien de faire l’amour, dit-elle sur le ton de la constatation. Mais après, ne bouge pas, reste. Tu as un cœur qui bat là, et tu ne peux pas savoir comme j’aime le sentir battre.

Plus tard dans la nuit, quelque chose changea.

— Va fermer les rideaux, dit-elle. Ils ont éteint leur enseigne. Tu sais, il doit être cinq heures. Dormons, mais dans les draps. À l’aube il fait froid.

 

 

J’ai d’abord pensé qu’au souvenir de cette nuit s’ajoutait peut-être le souvenir d’autres nuits. non. Cela s’est passé ainsi avec bien d’autres choses que je me rappelle, d’autres paroles que je n’ai pas rapportées. C’est peut-être un mois après qu’elle a parlé du plombier. Mais dès le lendemain elle commençait à arranger notre vie. D’abord :

— Tu ne peux pas m’appeler Peau d’Ange. C’est impossible.

— Alors, dis-moi ton nom.

— Je l’ai oublié. non. Après tout, appelle-moi Peau d’Ange.

Elle réfléchit longtemps en remuant les lèvres. Puis, avec hésitation :

— Daphné... Appelle-moi Daphné. Je répétai :

— Daphné...

— Ça te plaît ?

— Je ne sais pas. C’est un nom anglais ?

— Oui, mais on ajoute un accent. Écoute bien : Daphné, Daphné. Oui, ça lui allait.

Puis, un ou deux jours plus tard :

— Écoute, ça ne peut pas continuer. Tu n’as pas l’habitude de tant faire l’amour. Je sais bien qu’à ton âge c’est normal. Mais il faut manger. Tu ne manges pas assez. Voyons. Nous nous réveillons vers trois heures. J’appelle le garçon à... trois heures et demie. Il apporte du café et des choses. À cinq heures je suis prête et je sors. Seule. J’aime marcher seule dans les rues. À huit heures, on se retrouve dans un restaurant. Mais tu vois bien que ça ne suffit pas pour toi. Alors on se retrouve une autre fois à deux heures du matin. Pas à Montmartre... A Montparnasse. il y a de bonnes brasseries. Et tu manges, tu manges. Moi je regarde. A trois heures, nous sommes de retour. il reste deux heures de rouge. Vert. rouge.

J’approuvais, sans trop écouter.

— Ah ! oui, une chose importante : combien as-tu d’ar- gent par mois ?

Je lui dis.

— Bon. Ça suffira pour ta chambre. Tu vas louer la chambre qui communique avec la mienne par la salle de bains. Le reste, je m’en charge. ne t’inquiète pas. Ça ira. J’ai de l’autre argent.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Une rente que me fait une grand-mère.

— Mais si tu as de l’autre argent, pourquoi... Elle répondit durement :

— Pourquoi je fais ce métier ? Parce qu’il me plaît. Un samedi après-midi, je prenais mon petit déjeuner, en peignoir de bain, les cheveux encore tout humides de la douche, devant le lit de Daphné qui buvait son thé avec une biscotte. Moi j’avais du café noir, des petits pains au lait, des œufs au jambon. Daphné me surveillait.

— Mets plus de beurre, beaucoup plus de beurre.

— Et toi, tu n’en mets pas du tout ! Elle riait.

— Moi je n’en ai pas besoin. L’amour nourrit les femmes et fait dépérir les garçons qui ne mangent pas assez. Dis-moi, est-ce que ce n’est pas samedi aujourd’hui ?

— Oui, c’est samedi.

— Ah ! Je suis contente. J’ai rendez-vous avec mon petit plombier.

— Quel plombier ?

— Oh ! un gamin. il a une si gentille petite gueule. Et puis, tu sais, jamais il ne viendrait me voir sans s’être lavé de partout, comme il dit.

— Tu le vois souvent ?

— Tous les samedis. il m’apporte sa paye. J’ai un mal de chien à lui en faire garder un peu pour ses cigarettes.

— Ainsi, tu l’aimes... Elle sursauta :

— Ne dis pas de sottises. Oui, j’aime coucher avec lui parce que... parce qu’il me change des autres.

— Les autres, tu ne les choisis pas ?

Je ne sais quelle réponse m’eût fait le plus de mal, un oui ou un non. Mais elle s’emporta :

— Assez ! Plus de questions. Je t’en ai déjà trop dit puisque tu fais cette figure. Quand je ne serai plus en colère, je t’expliquerai Jeannot... enfin le petit plombier !

Le silence tomba entre nous.

— Et toi, tu es en colère ? demanda-t-elle.

— Je voudrais te tuer, dis-je.

Elle se leva, prit son bain, se maquilla.

— Déjà six heures, dit-elle. Aujourd’hui ce serait mieux de ne pas dîner ensemble. Nous nous retrouverons cette nuit à deux heures au Dôme, veux-tu ?

« Jeannot », pensai-je. Elle me fit de la main ce petit signe bref qui était son adieu. Je ne pus y tenir et la rappelai :

— Daphné, tu es fâchée ?

Elle se retourna, la main sur le bouton de la porte, puis vint à moi, me saisit par les épaules.

— Regarde-moi. Et tâche de me croire. Je t’aime. Je n’aime que toi.

Il y avait une telle tendresse dans ses yeux, ses yeux dont jamais je n’ai su apprendre la couleur. Elle approcha du mien son visage et, du bout de la langue, m’effleura les lèvres.

— Tu as bien vu ? Tu sais maintenant?

C’est alors que je sentis sourdre en moi cette angoisse qui ne m’a jamais quitté. Peut-être parce que j’avais compris que cette voix m’habiterait toujours et partout, que je ne pourrais ni l’entendre, ni même m’en souvenir, sans stupeur, sans délices, sans désespoir. Peut-être parce que je savais maintenant ce que j’avais pressenti le premier soir : Daphné était l’incarnation de sa voix. Et tout son être exerçait sur moi le même sortilège. Quand je faisais l’amour avec elle jusqu’à l’épuisement, c’était aussi dans le fol espoir de découvrir le secret de ce sortilège. Mais il n’y avait pas de tel secret. Le vrai secret était l’enchantement de Peau d’Ange. Qu’elle fît la putain me parut soudain naturel, fatal et insignifiant. Cela faisait partie du miracle que je ne pouvais supporter. Oh! pas à cause du trottoir, ni de Jeannot le plombier. Quand j’inventais cela, c’était par méchanceté – et pour échapper à ma détresse dans les moments où je pensais : il faut que je la tue.

Ainsi me débattais-je en cette fin d’après-midi, à l’hôtel Crystal.

 

© Grasset, 2014

 

 

Quatrième de couverture > Les Histoires confidentielles, ce sont douze récits de déchirantes déchéances. L’alcool, la prostitution, la folie, la mort… Loin de tout naturalisme, l’écrivain raffiné qu’était Herbart les aborde avec une compréhension, une humanité, une absence de jugement moral, qui leur donnent un frémissement de pureté. Dans « Maman Bonheur », un adolescent suit une clocharde dans un terrain vague (et qu’on se rappelle que le père d’Herbart s’était volontairement clochardisé) ; dans « L’escalier », l’amoureux jaloux d’un jeune Italien se torture de jalousie ; « Peau d’ange » nous révèle le secret d’une prostituée de vingt ans… Toute la violente tendresse de l’auteur de L’Age d’or.

Préface inédite de Jean-Luc Moreau.

 

Pierre Herbart (1903-1974) est un des grands auteurs secrets de la littérature française du XXe siècle. Homme engagé puis détaché, styliste, dandy, homosexuel qui ne se cachait pas de l’être, ami de Cocteau et de Gide, il a laissé une œuvre de premier plan.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Pierre Herbart, Histoires confidentielles, Grasset, février 2014, 280 pages, 9,40 €

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