Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean Echenoz. Extrait de : Un an


EXTRAIT > 

Victoire, s’éveillant un matin de février sans rien se rappeler de la soirée puis découvrant Félix mort près d’elle dans leur lit, fit sa valise avant de passer à la banque et de prendre un taxi vers la gare Montparnasse. 
Il faisait froid, l’air était pur, toutes les souillures blotties dans les encoignures, assez froid pour élargir les carrefours et paralyser les statues, le taxi déposa Victoire au bout de la rue de l’Arrivée.
Gare Montparnasse, où trois notes grises composent un thermostat, il gèle encore plus fort qu’ailleurs : l’anthracite vernissé des quais, le béton fer brut des hauteurs et le métal perle des rapides pétrifient l’usager dans une ambiance de morgue. Comme surgis de tiroirs réfrigérés, une étiquette à l’orteil, ces convois glissent vers des tunnels qui vous tueront bientôt le tympan. Victoire chercha sur un écran le premier train capable de l’emmener au plus vite et le plus loin possible : l’un, qui partait dans huit minutes, desservirait Bordeaux. 
Quand cette histoire commence, Victoire ne connaît pas le moins du monde Bordeaux, ni plus généralement le sud-ouest de la France, mais elle connaît bien février qui est avec mars l’un des pires mois de Paris. S’il n’était donc pas mal d’échapper à cette période, elle aurait mieux aimé que ce fût en d’autres circonstances. Or n’ayant nul souvenir des heures qui avaient précédé la mort de Félix, elle craignait qu’on la suspectât de l’avoir provoquée. Mais d’abord elle ne désirait pas avoir à s’expliquer, ensuite elle en eût été incapable, n’étant même pas sûre enfin de n’y être pour rien. 
Après qu’on se fut extrait des tunnels, Victoire assourdie s’enferma dans les toilettes pour compter la somme retirée à la banque, ayant soldé la plus grande part de son compte courant. La somme s’élevait en grosses coupures à près de quarante-cinq mille francs, soit assez pour tenir quelque temps. Puis elle s’examina dans le miroir : une jeune femme de vingt-six ans mince et nerveuse, d’aspect déterminé, regard vert offensif et sur ses gardes, cheveux noirs coiffés en casque mouvementé. Elle n’eut pas de mal à gommer toute émotion de son visage, faire s’évaporer tout sentiment, cependant elle n’en menait pas large et regagna son fauteuil. 
Sens de la marche et zone fumeurs côté fenêtre, Victoire s’efforça d’ordonner et classer ses souvenirs de la veille, toujours sans par- venir à reconstituer le cours de la soirée. Elle savait avoir passé la matinée seule après le dé- part de Félix à l’atelier, puis déjeuné avec Louise avant de croiser par hasard Louis-Philippe, au Central en fin d’après-midi. C’était toujours par hasard au Central, et fréquemment en fin d’après-midi, que Victoire croisait Louis-Philippe alors que lui, où qu’elle fût et n’importe quand, savait toujours la retrouver dès qu’il voulait. Elle se rappelait avoir pris quelques verres avec lui puis être rentrée peut-être un peu plus tard que d’habitude à la maison – ensuite, décidément, plus rien. Quiconque, à la place de Victoire, eût en pareil cas pris conseil de ses proches mais pas elle, sans famille et tout pont coupé. 
Les événements lui reviendraient tôt ou tard en mémoire, sans doute, autant ne pas insister, autant considérer par la fenêtre une zone rurale vaguement industrielle et peu différenciée, sans le moindre hameçon pour accrocher le regard quand elle n’était pas masquée par le remblai. Pylônes, fils électriques et raccords d’autoroutes intersécants, fourragères, lotissements jouxtant des excavations. Isolés dans les friches parmi les animaux absents, se profilaient quelques locaux techniques dépendant d’on ne sait quoi, quelques usines d’on se demande quoi. Bien que de marques et d’essences limitées, les arbres étaient non moins semblables entre eux que les automobiles sur une route nationale un moment parallèle aux rails. 
Rien en somme sur quoi se pencher longuement sans lassitude, mais l’intérieur du train, à moitié vide en cette saison, n’apportait guère plus de spectacle. Un couple âgé, trois hommes seuls dont un masseur endormi, deux femmes seules dont une enceinte puis une équipe d’adolescentes à queues de cheval, appareils dentaires et sacs de sport, en route vers le match nul. Plongé dans un ouvrage anatomique, las de marquer toujours la même page, l’index du masseur tremblait par intermittence. Victoire se leva puis, effleurant les dossiers des sièges pour s’équilibrer, se dirigea vers la voiture-bar.

Là, par les baies vitrées, seule avec son quart Vittel, elle regardait ce panorama sans domicile fixe qui ne déclinait rien de plus que son identité, pas plus un paysage qu’un passeport n’est quelqu’un, signe particulier néant. L’environnement semblait disposé là faute de mieux, histoire de combler le vide en attendant une meilleure idée. Le ciel consistait en un nuage uniforme où, figurants sous-payés, croisaient sans conviction d’anonymes oiseaux noirs et le soleil concédait une lumière muette de salle d’attente, sans l’ombre d’un magazine pour patienter. Retournée à sa place, Victoire s’assoupit comme tout le monde jusqu’en gare de Bordeaux.

Elle avait pensé procéder, à Bordeaux, de la même façon qu’à Montparnasse et sauter dans le premier train venu mais plusieurs partaient en  même temps, l’un  desservant Saint-Jean-de-Luz, l’autre Auch, un troisième Bagnères-de-Bigorre. Histoire de brouiller les pistes, sans trop savoir pour qui, trois fois Victoire tira au sort entre ces destinations puis, comme chaque fois sortait Auch, pour à ses propres yeux les brouiller mieux encore, elle choisit celle de Saint-Jean-de-Luz.

La gare de Saint-Jean-de-Luz donne tout de suite sur le centre-ville, vers le port. Ayant confié sa valise à la consigne automatique, Victoire acheta un plan de la ville dans une maison de la presse et commença de parcourir les rues. C’était le milieu de l’après-midi, les magasins rouvraient parmi quoi les agences immobilières, elle s’arrêtait devant elles pour étudier les locations. Chaque an- nonce illustrée d’une photo proposait un décor de téléfilm, un début de scénario mais Victoire ne souhaitait pas s’adresser à une agence – frais exagérés, pièces d’identité, formulaires à signer donc traces écrites qu’elle préférait depuis ce matin ne pas laisser derrière elle, qui ne procédait ainsi que pour se donner une idée des prix. Cela fait, son bagage récupéré, Victoire choisit un hôtel dans une rue qui n’aboutissait pas au port.

Elle n’y passerait qu’une nuit. Le lendemain, scotchées sur les portes vitrées des commerces, elle examina les annonces des particuliers. Elle trouva plutôt vite, en fin de matinée, une offre qui pourrait faire l’affaire. Au téléphone,  la  propriétaire  semblait accommodante et rendez-vous fut pris dans l’heure. Le loyer s’élevait à trois mille six cents francs que Victoire proposa de régler en liquide, sur-le-champ, si le logement lui convenait. Il lui conviendrait. Elle y passerait trois mois.

Victoire se rendit à l’adresse indiquée, un pavillon étriqué, rebutant, légèrement en marge de la ville, dans une zone aérée peuplée de couples à la retraite. Un jardin négligé ceignait ce bâtiment terne dont les fenêtres arrière donnaient sur un terrain de golf et les fenêtres avant sur l’océan ; la porte et les volets semblaient fermés depuis pas mal de temps. Assise sur sa valise, Victoire attendit l’arrivée de la propriétaire du pavillon, l’imaginant d’aspect semblable à celui-ci.

Erreur, elle s’y opposait trait pour trait. Visage clair et vêtements clairs, lèvres sou- riantes et cabriolet corail ton sur ton, cette propriétaire nommée Noëlle Valade semblait flotter à quelques centimètres au-dessus du sol malgré son imposante poitrine mais il en est ainsi des imposantes poitrines, certaines vous lestent et d’autres vous exhaussent, sacs de sable ou ballons d’hélium, et sa peau translucide et lumineuse dénotait un végétarisme strict. Ses cheveux prématurément blancs n’étaient retenus que par une pince d’écaille, sans trace d’idée derrière la tête d’aucun coiffeur. Noëlle Valade ne souhaitait pas occuper ce pavillon qui lui revenait après le décès d’une parente, expliqua-t-elle en essayant d’ouvrir la porte, mais elle ne souhaitait pas non plus le laisser se dégrader. La serrure grippait.

© Les Éditions de Minuit, 2014

© Photo : DR

 

Quatrième de couverture > Une jeune femme, prénommée Victoire, découvre un matin son ami Félix mort près d’elle dans son lit. Elle ne se souvient pas de ce qui est arrivé, mais elle file, dans le Sud-Ouest, en emportant ses économies. Sa fugue va durer un an, d’où le titre. Au début, tout va bien. Elle loue une villa au Pays basque, se trouve un amant. Mais l’amant lui vole ses sous et Victoire va parcourir une à une les étapes de la dégringolade sociale : après la villa, les chambres d’hôtel, de plus en plus miteuses, puis la belle étoile ; le vélo, puis l’auto-stop et, quand elle est devenue trop sale, trop dépenaillée pour le stop, la marche au hasard, l’association avec d’autres clochards, le chapardage, la promiscuité, la perte progressive de soi et du monde.

L’histoire d’une errance en forme de descente, une aventure picaresque que l’auteur achève en la ramenant à son point de départ.

Un an, dans sa simplicité linéaire, immédiate, met en valeur la poétique d’Echenoz. Celle-ci repose sur le combat perpétuel que se livrent une réalité mystérieuse et dont le sens fuit sans cesse – le monde, les objets, les personnes, les formes, les sons, les paroles, l’espace, le temps – et les mots pour la dire le plus exactement possible.

Pierre Lepape, Le Monde

 

Jean Echenoz est né à Orange en 1947. Il a obtenu le prix Médicis en 1983 pour Cherokee et le prix Goncourt en 1999 pour Je m’en vais.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Jean Echenoz, Un an, Les Éditions de Minuit, coll. « Double », mars 2014, 96 pages, 6,50 €

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