Jean Echenoz. Extrait de : Un an
Là, par les baies vitrées, seule avec son quart Vittel, elle regardait ce panorama sans domicile fixe qui ne déclinait rien de plus que son identité, pas plus un paysage qu’un passeport n’est quelqu’un, signe particulier néant. L’environnement semblait disposé là faute de mieux, histoire de combler le vide en attendant une meilleure idée. Le ciel consistait en un nuage uniforme où, figurants sous-payés, croisaient sans conviction d’anonymes oiseaux noirs et le soleil concédait une lumière muette de salle d’attente, sans l’ombre d’un magazine pour patienter. Retournée à sa place, Victoire s’assoupit comme tout le monde jusqu’en gare de Bordeaux.
Elle avait pensé procéder, à Bordeaux, de la même façon qu’à Montparnasse et sauter dans le premier train venu mais plusieurs partaient en même temps, l’un desservant Saint-Jean-de-Luz, l’autre Auch, un troisième Bagnères-de-Bigorre. Histoire de brouiller les pistes, sans trop savoir pour qui, trois fois Victoire tira au sort entre ces destinations puis, comme chaque fois sortait Auch, pour à ses propres yeux les brouiller mieux encore, elle choisit celle de Saint-Jean-de-Luz.
La gare de Saint-Jean-de-Luz donne tout de suite sur le centre-ville, vers le port. Ayant confié sa valise à la consigne automatique, Victoire acheta un plan de la ville dans une maison de la presse et commença de parcourir les rues. C’était le milieu de l’après-midi, les magasins rouvraient parmi quoi les agences immobilières, elle s’arrêtait devant elles pour étudier les locations. Chaque an- nonce illustrée d’une photo proposait un décor de téléfilm, un début de scénario mais Victoire ne souhaitait pas s’adresser à une agence – frais exagérés, pièces d’identité, formulaires à signer donc traces écrites qu’elle préférait depuis ce matin ne pas laisser derrière elle, qui ne procédait ainsi que pour se donner une idée des prix. Cela fait, son bagage récupéré, Victoire choisit un hôtel dans une rue qui n’aboutissait pas au port.
Elle n’y passerait qu’une nuit. Le lendemain, scotchées sur les portes vitrées des commerces, elle examina les annonces des particuliers. Elle trouva plutôt vite, en fin de matinée, une offre qui pourrait faire l’affaire. Au téléphone, la propriétaire semblait accommodante et rendez-vous fut pris dans l’heure. Le loyer s’élevait à trois mille six cents francs que Victoire proposa de régler en liquide, sur-le-champ, si le logement lui convenait. Il lui conviendrait. Elle y passerait trois mois.
Victoire se rendit à l’adresse indiquée, un pavillon étriqué, rebutant, légèrement en marge de la ville, dans une zone aérée peuplée de couples à la retraite. Un jardin négligé ceignait ce bâtiment terne dont les fenêtres arrière donnaient sur un terrain de golf et les fenêtres avant sur l’océan ; la porte et les volets semblaient fermés depuis pas mal de temps. Assise sur sa valise, Victoire attendit l’arrivée de la propriétaire du pavillon, l’imaginant d’aspect semblable à celui-ci.
Erreur, elle s’y opposait trait pour trait. Visage clair et vêtements clairs, lèvres sou- riantes et cabriolet corail ton sur ton, cette propriétaire nommée Noëlle Valade semblait flotter à quelques centimètres au-dessus du sol malgré son imposante poitrine mais il en est ainsi des imposantes poitrines, certaines vous lestent et d’autres vous exhaussent, sacs de sable ou ballons d’hélium, et sa peau translucide et lumineuse dénotait un végétarisme strict. Ses cheveux prématurément blancs n’étaient retenus que par une pince d’écaille, sans trace d’idée derrière la tête d’aucun coiffeur. Noëlle Valade ne souhaitait pas occuper ce pavillon qui lui revenait après le décès d’une parente, expliqua-t-elle en essayant d’ouvrir la porte, mais elle ne souhaitait pas non plus le laisser se dégrader. La serrure grippait.
© Les Éditions de Minuit, 2014
© Photo : DR
Quatrième de couverture > Une jeune femme, prénommée Victoire, découvre un matin son ami Félix mort près d’elle dans son lit. Elle ne se souvient pas de ce qui est arrivé, mais elle file, dans le Sud-Ouest, en emportant ses économies. Sa fugue va durer un an, d’où le titre. Au début, tout va bien. Elle loue une villa au Pays basque, se trouve un amant. Mais l’amant lui vole ses sous et Victoire va parcourir une à une les étapes de la dégringolade sociale : après la villa, les chambres d’hôtel, de plus en plus miteuses, puis la belle étoile ; le vélo, puis l’auto-stop et, quand elle est devenue trop sale, trop dépenaillée pour le stop, la marche au hasard, l’association avec d’autres clochards, le chapardage, la promiscuité, la perte progressive de soi et du monde.
L’histoire d’une errance en forme de descente, une aventure picaresque que l’auteur achève en la ramenant à son point de départ.
Un an, dans sa simplicité linéaire, immédiate, met en valeur la poétique d’Echenoz. Celle-ci repose sur le combat perpétuel que se livrent une réalité mystérieuse et dont le sens fuit sans cesse – le monde, les objets, les personnes, les formes, les sons, les paroles, l’espace, le temps – et les mots pour la dire le plus exactement possible.
Pierre Lepape, Le Monde
Jean Echenoz est né à Orange en 1947. Il a obtenu le prix Médicis en 1983 pour Cherokee et le prix Goncourt en 1999 pour Je m’en vais.
Pages choisies par Annick Geille
Jean Echenoz, Un an, Les Éditions de Minuit, coll. « Double », mars 2014, 96 pages, 6,50 €
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