Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Madeleine Chapsal. Extrait de : Le Corps des femmes


EXTRAIT >


Pour tenter d’y voir plus clair, je suis allée rendre visite à Françoise Héritier, auteur notamment de Masculin/Féminin, grande amie de Levi-Strauss auquel elle a succédé à la chaire danthropologie au Collège de France.

D’une phrase brève, Mme Héritier me confirme qu’elle partage mes vues : « La domination masculine est encore partout. »

Ce qu’on appelle la libération des femmes relèverait de l’illusion plus que de la réalité, l’écrasement et la violence étant le lot quotidien de la plupart à travers le monde.

Cette domination s’appuierait, selon elle, sur une conviction archaïque : « Les femmes appartiennent aux hommes et ne peuvent avoir, comme eux, le libre usage de leur sexualité, de leur corps et de leur esprit. »

Je relis sur le même sujet des écrits d’Antoinette Fouque, d’Élisabeth Badinter, puis je rédige une première version de ces pages que je donne à lire autour de moi.

Cris et déluge d’indignations ! Ce que j’ai écrit frise la « ringardise » et ne serait plus d’actualité : aujourd’hui, les femmes sont libres, que ce soit de leur corps, du choix de leur activité, de leur mode de vie… N’en suis-je pas moi-même un parfait exemple ?

Autre objection : celle de mon amie la coiffeuse de la rue du Cherche-Midi. Recevant des femmes de tous âges et de tous milieux, lesquelles entre ses mains ne sont pas avares de confidences, elle sait ce qu’il en est de leur façon d’être et de penser. « Ce que tu dis est dépassé et même faux… Qu’il s’agisse de leur corps, de leur couleur de cheveux, de leurs vêtements, les femmes ne songent plus qu’à se plaire à elles-mêmes. C’est elles-mêmes avant tout qu’elles veulent séduire. Peu leur importe ce qu’en penseront les hommes ! Moi la première : je suis contente si mon mari m’adresse un compliment, mais il ne m’influence en rien »

Serais-je devenue « hors temps » ? Toutefois, en dépit de cette vague de réprobation, mon intuition perdure, corroborant celle de Françoise Héritier : le corps des femmes, je le ressens, je le perçois, demeure soumis aux hommes qu’il s’agit d’attirer, de retenir, d’utiliser si possible à son profit…

J’en parle par téléphone à un ami doué d’un sens aigu de l’observation : « Tu as vu dans quelles tenues les femmes déambulent dans les rues ? Crois-tu que c’est uniquement pour se plaire à elles-mêmes ?

— Je viens d’apercevoir deux jeunes joggeuses courant au Bois dans des shorts si étriqués qu’on voyait un bout de leurs fesses. Elles prenaient manifestement plaisir à se balader aussi peu vêtues. Même si les hommes se retournaient sur leur passage, aucun ne les arrêtait pour leur dire : "Allez-vous rhabiller !", ni ne se mettait en mouvement pour les rattraper…

— Elles devaient se sentir en sécurité parce qu’il y avait du monde autour d’elles, dont toi ! Mais si des femmes joggent à des heures indues dans des endroits solitaires, elles risquent fort de mauvaises rencontres et ce qui s’ensuit…

— Ce n’est pas si fréquent…

— Plus que tu ne le penses… »

J’ai relevé des cas récents de joggeuses agressées, retrouvées mortes rien qu’en France : en 2005, Nelly Cremel ; en 2007, Martine Jung ; en 2009, Marie-Christine Hodeau ; en 2010, Natacha Mougel, en 2011, Patricia Bouchon ; en 2013, Marie-Jeanne Meyer…

« De plus en plus, les femmes pratiquent des arts martiaux, objecte mon ami, avec la gym, l’aérobic, elles s’allongent, forcissent, elles seront bientôt en état de se défendre contre n’importe qui ! Personne n’osera plus s’en prendre à elles ! »

Je réplique que les hommes en font tout autant de leur côté et qu’ils resteront donc les plus puissants. À Cleveland, aux États-Unis, un homme, Abel Castro, s’est pendu dans sa cellule pour échapper à sa condamnation : ce tortionnaire était accusé d’avoir séquestré et violé trois femmes pendant des années… Aucune na rien pu contre lui.

D’autres événements survenus ces derniers temps ont été fortement médiatisés. Déjà la condamnation encourue par Sakineh Mohammadi, la femme qu’un tribunal iranien a voulu faire lapider sous prétexte d’adultère. À quoi se sont ajoutés, comme toujours, l’enlèvement et la séquestration de jeunes femmes et la prostitution de mineures.

En revanche, on ne parle pas de femmes violant et séquestrant des hommes adultes, ni de joggeurs mâles agressés. Ce sont les femmes qu’on attaque, enlève, enferme, brûle sur des bûchers si elles se retrouvent veuves, répudie quand elles ne peuvent plus enfanter, tue si elles parlent de divorce, et même qu’on supprime avant la naissance…

Ne seraient-ce que d’anciennes rumeurs, de vieilles légendes que j’aurais tort de prendre pour toujours actuelles ?

Autrefois, ma mère, jeune fille, avait été poursuivie jusque dans l’entrée de son immeuble, à Montrouge, et s’en était tirée à coups de parapluie.

Pour moi, c’est jusqu’à la porte de mon appartement parisien, situé au cinquième, qu’un excité ma couru après. Jai pu mengouffrer dans l’ascenseur, il a galopé dans l’escalier, je n’ai eu que le temps d’ouvrir ma porte et de la lui claquer au nez… Il haletait. J’ai eu très peur.

Un homme a-t-il été poursuivi dans la rue par une femme inconnue qui en voulait à son corps ? 

 

Je décide de consulter les statistiques. Elles sont écrasantes, sans appel.

Selon un rapport d’Amnesty International datant de 2007, de 50 000 à 90 000 femmes ont été violées en France. Selon les enquêtes de l’Observatoire national de la délinquance – ces données datent de 2012 –, sur un an 75 000 femmes ont été victimes de viol, et 198 000 de tentatives de viol. Ce qui ferait 206 viols chaque jour. Du moins déclarés, car beaucoup de jeunes filles et de femmes continuent à ne pas vouloir signaler l’attentat dont elles ont été victimes. Surtout lorsqu’il s’agit d’inceste, tant elles craignent le scandale et les représailles familiales.

Il y a aussi les viols collectifs, les viols en réunion, les fameuses « tournantes ». On se souvient de cette fille violée par sept garçons en 2012. Il y en a eu bien d’autres.

On peut objecter : il arrive aussi aux hommes d’être violés. La plupart de ces viols d’hommes, qui ne sont pas pris en compte par les statistiques, se perpètrent dans des lieux de maintien forcé, prisons ou internats, dangereux pour les deux sexes en dépit de la surveillance qui s’y exerce et des sanctions encourues.

Je ne parle ici que de la France. Pour ce qui est du reste du monde, certains chiffres sont encore plus terrifiants. Particulièrement en cas de guerres, internationales ou civiles, les femmes sont systématiquement violées dans l’intention d’humilier l’ennemi (pas forcément le vaincu…(1)). D’après une féministe américaine proche de Shere Hite, Andrea Dworkin, auteur de Men Possessing Women (Les hommes possèdent les femmes), le viol fait partie des quatre crimes qui balisent la condition féminine avec la violence conjugale, l’exploitation économique et l’exploitation reproductive.

Excessif, dépassé ?

Particulièrement fréquentes seraient pourtant les violences conjugales. En 2007, le ministère de l’Intérieur a rendu publiques quelques données : en un an, 192 homicides ont été commis au sein du couple, dont 86 pour cent des victimes étaient des femmes. Un décès de femme sous les coups de son conjoint ou de son compagnon advient tous les deux jours et demi… Bien des femmes battues, parfois mutilées, vont se faire soigner à l’hôpital, puis retournent au foyer sans vouloir porter plainte, par égard pour les enfants… Car le corps des femmes appartient aussi aux enfants !

Bien sûr, il y a réciprocité des violences au sein du couple, mais le nombre d’hommes victimes des femmes est moindre, du moins d’après ce qui en est su. À chacun de comptabiliser ce dont il a directement été témoin. Pour ma part, je connais plusieurs femmes battues qui n’ont jamais porté plainte. Dont ma grand-mère, au siècle dernier, qui se contenta de s’enfuir avec ses cinq enfants loin de celui qu’elle appelait « le vilain bonhomme ».

Une série qui ne se relâche pas : en octobre 2013, à Créteil, un homme a été condamné à trois ans de prison ferme pour avoir violé sa propre femme, laquelle s’était résolue à porter plainte, fait exceptionnel. Le jugement risque de faire jurisprudence.

Et j’apprends qu’un homme de quatre-vingts ans a tué sa femme de deux coups de fusil, à Jonzac, en Charente-Maritime. Dans l’ensemble, ces faits et dautres semblables sont surtout rapportés par la presse locale. Les quotidiens nationaux comme les chaînes de télévision n’en font guère état, comme de tout ce qui est devenu banal.

Jusqu’ici, dans mon entourage proche, je n’ai jamais encore entendu parler d’hommes violentés par leurs compagnes, mais peut-être finiront-ils eux aussi par oser se révéler.

Ces mœurs vont-elles changer en même temps et aussi vite que les corps des filles de la nouvelle génération se transforment ?

Plus grandes, la taille moins fine, elles sont plus larges d’épaules et de thorax. Affaire de nourriture plus carnée, croit-on savoir… Peut- être aussi le rêve d’arriver à égaler l’autre sexe.

Mais dans quel but ?

 

(1) Voir Viols en temps de guerre, par Raphaëlle Branche et Fabrice Virgili, Payot, 2013.

 

© Fayard 2014

© Photo : Jean-Marc Gourdon

 

 

Quatrième de couverture > Bras nus, épaules et naissance des seins à découvert, croupes dans des jupes, des shorts, des jeans ultraserrés, le nudisme féminin se répand. Que ce soit dans les rues, les lieux publics, les magazines, sur les écrans où animatrices, présentatrices, invitées se dénudent sans réserve, quels que soient leur âge ou la saison.

Alors que les hommes, eux, restent normalement couverts.

Face à cette différence de comportement, l’idée a fondu sur moi : le corps des femmes appartient toujours aux hommes !

Lesquels l’utilisent, ce corps, l’agressent, l’exploitent, le dominent depuis des millénaires.

La libération des femmes ne serait-elle qu’un leurre ?

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Madeleine Chapsal, Le Corps des femmes, Fayard, avril 2014, 144 pages, 14 €

1 commentaire

Le narrateur dresse un tableau sombre de la violence à l'égard des femmes et, croit que les choses ont changé depuis. Les tenues vestimentaires, aussi sexy, que portent aujourd'hui les femmes ne sont en fait  qu'un comportement influencé par la mode. Or la violence a été pratiqué depuis la nuit des temps et que l'histoire a rapporté à travers les siècles jusqu'à  nos jours. Mais cette violence a pris des proportions plus alarmantes. Si la femme a obtenu jusque là quelques victoires pour sa liberté il n'en demeure pas moins qu'elle reste un objet de domination et que l'égalité n'est plus qu'un leurre.