Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Jean Freustié. Extrait de : Isabelle ou l’arrière-saison


EXTRAIT >

 

Comment la trouver là-dedans ? Ça grouille. Pas dégoûtés, ces gens-là. Le type qui nettoie le sable dans la concession du Rocket’s me disait récemment qu’à la belle saison il ramasse dans ses filets des centaines de capotes anglaises. Qu’on ne me parle plus de cette côte ! Découvrez un jour, par un hasard heureux, une crique déserte et d’accès malaisé dont l’eau, vue du haut de la route, semble un sourire du ciel. Entrez dans la mer avec des lunettes de plongée. C’est plein de vieux pneus, de pots de chambre ébréchés, d’éclats de verre, de seaux rouillés ; une vraie décharge publique ; autour de ces épaves tristes nagent quelques poissons, pas plus gros que le doigt, des poissons blêmes, qui ne savent même plus à quelle espèce ils appartiennent. La Côte d’Azur, c’est le pays où les rougets de roche des restaurants viennent tout droit de l’Atlantique. Et c’est une chance que les autres soient tous crevés ; on vous les servirait « recta » sous le nom de poissons du golfe et vous attraperiez la typhoïde, la dysenterie, peut-être même la vérole. Ah ! Le sourire de Ricardi, otorhino à Sainte-Trophime, me disant un jour : « Heureusement qu’en Méditerranée il n’y a pas de marée. Le bord de mer est sale. Les gens s’y baignent et ils ont des otites. » Ricardi ! Il est mûr pour le conseil municipal, ce gars-là. Il y aura une rue Eugène-Ricardi un jour à Sainte-Trophime.

Quant à trouver ma petite putain dans cette foule, c’est une affaire. De loin ces filles se ressemblent toutes. Elle me fait rire Sonia Lupucesco, quand elle me vante son Isabelle : « Tu ne vois pas que partout elle va c’est elle la plus belle ? » sacrée vieille Slave ! Comment ai-je été un jour assez fou pour t’épouser et peut-être sait-on jamais te faire un enfant ? Tout à l’heure ce mot, tandis qu’elle préparait la valise de la petite : « Dans ses chaussons de nuit, je lui ai mis son icône, celle que lui avait donnée Stéphania. Si des fois elle avait envie de prier, tu ne l’empêcheras pas ? Tu le jures ? » J’ai haussé les épaules. Quand on a vécu quelque temps avec une femme qui ne se couche pas sans avoir regardé dans tous les placards si des esprits malins n’y sont pas enfermés, un tel propos ne vous fait ni chaud ni froid. Non, maintenant ce qui m’agace en elle, ce que je ne peux pas supporter, c’est son accent, à la fois nasillard et roulant ; le même qui m’a séduit autrefois ; à l’époque j’étais bête. Dans le passé on est toujours un peu bête, en sorte qu’avec le temps on devrait fi par devenir intelligent. Mais cela n’arrive jamais, je ne sais pas pourquoi.

Qu’est-ce que tu fais ?

Il sursauta en la voyant tout à coup dressée auprès de lui, debout sur ce banc de pierre sur lequel il s’était juché pour inspecter la plage. C’est pourtant vrai qu’elle est belle, mais ce n’est pas le moment de s’attendrir. Il regarde, mais vite, les cils fardés, les longs cheveux décolorés jusqu’à paraître presque blancs ; juste ce qu’il faut pour recharger son humeur. Tu vas voir ce débarbouillage ce soir, ma cocotte ! Il dit, tandis qu’elle approche sa joue de la sienne :

sont tes affaires ?

— Quelles affaires ?

— Je veux dire que tu n’es peut-être pas venue ici en maillot de bain.

D’un geste du bras elle désigne la plage ; un geste timide, un bras doré et frêle.

— J’ai un tricot, un pantalon.

— Va les chercher.

Elle ouvre la bouche comme pour protester, puis se résigne.

Il ajoute :

Et vite ! pour faire bonne mesure de sévérité. Mais à peine est-elle descendue du banc pour prendre l’escalier qui mène à la plage qu’une envie de rire le prend. Évidemment elle m’a eu. Elle m’attendrit. Je la vois si rarement ! Huit jours peut-être pendant les mois d’été. Et pas du tout le reste de l’année. Encore si je peux dire huit jours c’est en additionnant les heures d’après-midi que je passe auprès de Sonia tandis qu’Isabelle, bon g mal gré, écoute l’interminable récit que sa mère me fait de ses incartades, récit grondeur, mais indulgent, plein d’un secret orgueil. Pauvre Isabelle ! Pauvre Sonia aussi ! De leur vie à Paris, Paul ne sait rien ou presque. Mais, lorsqu’il y pense, une image surgit, toujours la même : draps bordés, sur le divan étroit de la plus mauvaise des deux chambres de son appartement, Sonia lit dans le texte original un roman de César Petrescu, toujours le même. Souvent elle regarde l’heure, elle guette le bruit de l’ascenseur. Et la nuit est très avancée. Mais ce n’est pas ainsi, dans un mouvement de pitié vague, qu’il lui faut aborder le problème d’aujourd’hui. Paul pourrait se dire que de ce gâchis il est responsable, mais ce n’est qu’affaire de mots, car il n’éprouve rien de semblable.

Et voici la petite garce qui revient, en blue-jean étroit, les pieds nus. Le vent qui déplace ses longs cheveux la gêne. Sans cesse, tandis qu’elle avance vers son père, elle doit dégager ses yeux de ces avoines folles qui brouillent sa vision. Elle s’y emploie tantôt de la main droite et tantôt de la gauche, faisant passer son « transistor » d’une main à l’autre, en un geste étudié et charmeur. une courte rage, mais une vraie, le prend. Contre Sonia et les rêves de perfection qu’elle a faits pour sa fille. Cours de danse et de comédie, passe encore. Mais « le collège de charme », on vous apprend à marcher, à vous asseoir, à vous maquiller et, paraît-il, à recevoir, rien ne peut lui ôter de l’idée que c’est l’école des putains. L’enseignement avait eu lieu l’hiver dernier, dix-sept ans tout juste pour Isabelle. Et voici quinze jours, ici, à Sainte-Trophime, Sonia, voulant offrir de la bière, dit : « Tu veux bien t’en occuper, chérie. » Isabelle, en balançant les hanches, se dirige, nonchalante, vers le réfrigérateur. Elle va et vient à travers la salle de séjour jusqu’au moment Paul voit devant lui, plein de bière, un verre à liqueur. Là, il se met à hurler.

— C’est ça qu’on t’apprend à l’école des bonnes hôtesses ?

— Il faut être indulgent, dit Sonia, elle n’a que six mois d’instruction.

— Peut-être. Mais quel est son âge mental ?

Elle n’a jamais vu un verre de bière ?

Isabelle, de son côté, se marre.

— C’était une plaisanterie ?

— Non, pas du tout, j’étais un peu dans la lune. Alors Paul interroge la mère :

— Tu es sûre que sa vue est normale ?

— Mais tout à fait. N’est-ce pas, chérie, que tu y vois bien ?

Cela se passait un dimanche après-midi, à la mi-août. Depuis il y a eu plus grave. Cest pour- quoi maintenant il pousse Isabelle vers sa voiture rangée sur le boulevard-promenade.

—  allons-nous ?

— Aux Tardets.

— Aux Tardets ! Maman est d’accord ?

— Mais oui ; ta valise est dans le coffre.

Là, il sent qu’elle a un peu la trouille. Elle essaie de plaisanter.

— on dirait un enlèvement.

— Eh bien, tu peux appeler un flic. Il y en a un au rond-point justement. Mes papiers sont en gle. Les tiens aussi dailleurs ; ils sont dans ma poche.

Et c’est en prononçant ces mots qu’il éprouve un vertige. Un sentiment de puissance, mais en même temps d’inquiétude, lui fait tourner la tête un court instant, le temps pour Isabelle d’ouvrir la portière de droite, de s’asseoir sans beaucoup d’entrain.

— Et nous allons rester longtemps là-bas ?

— Quelques mois.

Comme il va tourner la clef de contact, elle pose sa main gauche sur la main de son père.

— Mais, ce n’est pas possible.

— C’est possible. Allez, ne pleure pas.

Traversée de la ville. Si lentement que sur les trottoirs encombrés Paul peut surprendre l’air étonné de quelques passants devant cette jeune fille en larmes. De quoi s’occupent-ils ces cons- ! J’aurais cru Isabelle plus discrète. Et puis il s’aperçoit qu’elle pleure de la même manière qu’il y a dix ans lorsque, vivant momentanément auprès d’elle, il sortait de sa chambre et lui envoyait une taloche pour lui apprendre à faire moins de bruit et à ne pas le déranger dans son travail. Mauvais calcul. L’instant d’après c’était à Sonia qu’il avait affaire dans une discussion violente. Pour clore l’incident il giflait aussi la mère. Alors elles allaient pleurer toutes deux dans un coin. Depuis il n’avait jamais vu pleurer Isabelle. Elle a gardé le même style, genre hi-hon, emprunté à sa mère. Mais ce rappel ne suffit pas à combler une absence de dix années. C’est bien une personne étrangère qui pleure devant lui, et pas une enfant, une femme de toute évidence, cela le gêne.

Tout de même tandis qu’ils rejoignent la nationale, elle a fini par se calmer. D’une poche elle a tiré un mouchoir de papier, une petite glace ronde. Elle essuie les traces de fard sur ses joues et autour de ses yeux. Dans les lacets de ces petites routes qui montent vers l’arrière-pays elle s’ennuie. Elle met en marche ce « transistor » dont elle ne se sépare ni jour ni nuit. La voilà en contact direct avec son animateur favori, celui qui crie des « youp hi », coupe son monologue de bruitages divers et annonce avec un accent yankee les « tubes » à la mode, les premiers numéros du « box-office ». Étrange, l’effet de cette musique sur elle. On croirait assister à une expérience de réanimation. Son teint s’est ravivé, et l’éclat de ses yeux. Ses cheveux flottent dans le courant d’air venu de la glace abaissée. Elle a de petits mouvements d’épaule et de tête, comme involontaires, qui se transmettent jusqu’à ses longs pieds nus posés sur le plancher de la voiture. Cela dure une heure. L’auto monte, l’air fraîchit. Isabelle a remonté aux trois quarts la glace de son côté. Paul avance une main vers ses cuisses entre lesquelles elle maintient le transistor. Il arrête la musique. Il aimerait parler avec elle de choses sans importance, histoire de l’apprivoiser un peu. Mais elle le devance.

— Bon. Qu’est-ce que j’ai fait encore ?

— Nous y viendrons. Mais plus tard.

— C’est à cause de ce qui s’est passé la semaine dernière que tu m’enlèves ?

— Ne fais pas la naïve. L’affaire de la semaine dernière ce n’est rien. Ou presque. Mais puisque tu en es là, je voudrais te faire remarquer ton indiscrétion. Tu emmènes un garçon à la maison en l’absence de ta mère… Non, ne proteste pas. Jusqu’ici tout est naturel. Vous faites l’amour. C’est fort bien. Mais pourquoi dans le lit de ta mère plutôt que dans le tien ? Il n’est sûrement pas plus grand, ou alors je ne connais pas Sonia. Disons que vous aviez bu, que vous vous êtes trompés de lit.

— Mais pas du tout.

— Laisse-moi terminer. L’un de vous se sent malade, le garçon ou toi, je ne sais, et vomit dans les draps. Je reconnais que tout cela est des plus innocents. Mais voilà mon reproche, le seul, si l’on s’en tient à une morale nouvelle qui me déconcerte un peu, mais que je veux admettre : vous avez tout laissé en place, et vous êtes repartis traîner je ne sais où, sans même vous donner la peine de changer les draps. Voilà ce que j’appelle une indiscrétion. Pas toi ?

— Eh bien, c’est un accident. Je vais t’expliquer.

Il aimerait bien voir son visage tandis qu’elle parle, mais la route étroite en lacets l’oblige à une attention continue. Il entend plutôt qu’il n’écoute un monologue sitant il est question d’un certain Claude qui ne supporte pas l’alcool, d’un après-midi entier chez Maryvonne avec un type qui préparait des cocktails foudroyants. En somme une histoire d’ivrogne, à la fois lumineuse et sordide. Lumineuse parce que Paul imagine fort bien ce que donnent soleil, jeunesse et alcool réunis, et parce qu’il sent, à une nuance de la voix d’Isabelle, que ce fut un merveilleux après-midi.

— Tu ne crois pas que tu bois trop ?

— Oh non ! C’est si rare.

Et il sait qu’elle dit la vérité. Pendant les quelques repas qu’ils ont pris ensemble il ne lui a jamais vu boire que de l’eau. Et puis elle tient à sa beauté. Il suffit de l’avoir surprise une fois en train de se regarder dans un miroir pour comprendre qu’elle ne mettra pas en péril ce précieux capital. Non, les sorties en groupe, c’est autre chose. Pour autant qu’il connaisse ces jeunes gens dont il croise les groupes sur les plages, il semble à Paul que l’alcool est surtout pour eux le prélude et la préparation à une expérience érotique. Ils en usent pour s’allumer, ce qui lui rappelle fâcheusement que dans sa propre jeunesse il agissait exactement en sens inverse, il buvait pour s’éteindre, ce qui sans doute était plus grave ; insatisfait, il se préparait à l’insatisfaction.

Tandis qu’il écoutait Isabelle s’expliquer tout à l’heure sur un sujet déplaisant, il la sentait vieillir à ses côtés. Cette personne qui lui parlait sans qu’il puisse la regarder n’avait plus d’âge. Mais quand il arrête la voiture un moment, avant d’attaquer la montée du Lubéron, il a cette heureuse surprise de retrouver une fi très proche de l’enfance. Elle a couru derrière les buissons, déjà très gaie, oublieuse de ce qui la contrariait tellement deux heures plus tôt. Elle revient, souriante, tenant

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