Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Amélie Nothomb. Extrait de : Pétronille


EXTRAIT >

 

L’ivresse ne s’improvise pas. Elle relève de l’art, qui exige don et souci. Boire au hasard ne mène nulle part.

Si la première cuite est si souvent miraculeuse, c’est uniquement grâce à la fameuse chance du débutant : par définition, elle ne se reproduira  pas.

Pendant des années, j’ai bu comme tout le monde, au gré des soirées, des choses plus ou moins fortes, dans l’espoir d’atteindre la griserie qui aurait rendu l’existence acceptable : la gueule de bois a été mon principal résultat. Je n’ai pourtant jamais cessé de soupçonner qu’il y avait un meilleur parti à tirer de cette quête.

Mon tempérament expérimental a pris le dessus. À l’exemple des chamans amazoniens qui s’infligent des diètes cruelles avant de mâchouiller une plante inconnue dans le but d’en découvrir les pouvoirs, j’ai eu recours à la technique d’investigation la plus vieille du monde : j’ai jeûné. L’ascèse est un moyen instinctif de créer en soi le vide indispensable à la découverte scientifique.

Rien ne me désole plus que ces gens qui, au moment de goûter un grand vin, exigent de « manger un truc » : c’est une insulte à la nourriture et plus encore à la boisson. « Sinon, je deviens pompette », bredouillent-ils, aggravant leur cas. J’ai envie de leur suggérer d’éviter de regarder de jolies filles : ils risqueraient d’être charmés.

Boire en voulant éviter l’ivresse est aussi dés- honorant que d’écouter de la musique sacrée en se protégeant contre le sentiment du sublime.

Donc, j’ai jeûné. Et j’ai rompu le jeûne avec un veuve-clicquot. L’idée était de commencer par un bon champagne, la Veuve ne constituait pas un mauvais choix.

Pourquoi du champagne ? Parce que son ivresse ne ressemble à nulle autre. Chaque alcool possède une force de frappe particulière ; le champagne est l’un des seuls à ne pas susciter de métaphore grossière. Il élève l’âme vers ce que dut être la condition de gentilhomme à l’époque ce beau mot avait du sens. Il rend gracieux, à la fois léger et profond, désintéressé, il exalte l’amour et confère de l’élégance à la perte de celui-ci. Pour ces motifs, j’avais pensé qu’on pouvait tirer de cet élixir un parti encore meilleur.

Dès la première gorgée, j’ai su que j’avais rai- son : jamais le champagne n’avait été à ce point exquis. Les trente-six heures de jeûne avaient affûté mes papilles gustatives qui décelaient les moindres saveurs de l’alliage et tressaillaient d’une volupté neuve, d’abord virtuose, bientôt brillante, enfin transie.

J’ai continué courageusement à boire et, à mesure que je vidais la bouteille, j’ai senti que l’expérience changeait de nature : ce que j’atteignais méritait moins le nom d’ivresse que ce que l’on appelle, dans la pompe scientifique d’aujourd’hui, un « état augmenté de conscience ». Un chaman aurait qualifié cela de transe, un toxicomane aurait parlé de trip. J’ai commencé à avoir des visions.

Il était 18 h 30, l’obscurité s’installait autour de moi. J’ai regardé vers le lieu le plus noir et j’ai vu et entendu des bijoux. Leurs éclats multiples bruissaient de pierres précieuses, d’or et d’argent. Une reptation serpentine les animait, ils n’appelaient pas les cous, les poignets et les doigts qu’ils auraient orner, ils se suffisaient à eux-mêmes et proclamaient l’absolu de leur luxe. À mesure qu’ils s’approchaient de moi, je sentais leur froid de métal. J’y puisais une jouissance de neige, j’aurais voulu pouvoir enfouir mon visage en ce trésor glacé. Le moment le plus sidérant fut celui ma main éprouva pour de bon le poids d’une gemme au creux de la paume.

J’ai poussé un cri qui a anéanti l’hallucination. J’ai bu une nouvelle flûte et j’ai compris que le breuvage provoquait des visions qui lui étaient apparentées : l’or de sa robe avait coulé en bracelets, les bulles en diamants. Au froid de l’argent répondait le glacé de la gorgée.

L’étape suivante a été la pensée, pour autant que l’on puisse qualifier de telle le flux qui s’est emparé de mon esprit. Aux antipodes des ruminations qui peuvent l’engluer, il s’est mis à virevolter, à pétiller, à fulminer des choses légères : c’était comme s’il cherchait à me charmer. Cela lui ressemble si peu que j’ai ri. J’ai tellement l’habitude qu’il m’adresse des récriminations, à l’exemple d’un locataire indigné de la mauvaise qualité du logement.

D’être soudain une si agréable société pour moi-même m’a ouvert des horizons. J’aurais aimé être de si bonne compagnie pour quelqu’un. Qui ?

J’ai passé en revue mes connaissances, parmi lesquelles il ne manquait pas de gens sympathiques. Je n’en ai repéré aucune qui convienne. Il aurait fallu un être qui accepte de se plier à cette ascèse et de boire avec une ferveur équivalente. Je n’avais pas la prétention de croire que mes divagations auraient pu divertir un pratiquant de la sobriété.

Entre-temps, j’avais vidé la bouteille et j’étais fin saoule. Je me suis levée et j’ai essayé de marcher : mes jambes s’émerveillaient qu’en temps normal une danse si compliquée n’exige aucun effort. J’ai titubé jusqu’au lit et je m’y suis effondrée.

Cette dépossession était un délice. J’ai compris que l’esprit du champagne approuvait ma conduite : je l’avais accueilli en moi comme un hôte de marque, je l’avais reçu avec une déférence extrême, en échange de quoi il me prodiguait ses bienfaits à foison ; il n’était pas jusqu’à ce naufrage final qui ne soit une grâce. Si Ulysse avait eu la noble imprudence de ne pas s’attacher au mât, il m’aurait suivie m’entraînait l’ultime pouvoir du breuvage, il aurait coulé avec moi au fond de la mer, bercé par le chant blond des sirènes.

Je ne sais combien de temps j’ai séjourné dans ces abysses, en un stade intermédiaire entre le sommeil et la mort. Je m’attendais à un réveil comateux. Je me trompais. Au sortir de cette plongée, j’ai découvert une volupté autre encore : comme confite dans le sucre, j’éprouvais puissamment les moindres détails du confort qui m’environnait. Le contact des vêtements avec la peau me faisait tressaillir, la sensation du lit qui recevait ma faiblesse propageait une promesse d’amour et de compréhension jusqu’à la moelle de mes os. Mon esprit marinait dans un bain de départ d’idées, au sens étymologique : une idée est d’abord quelque chose que l’on voit.

Je voyais donc que j’étais Ulysse après le naufrage, échoué sur une plage indéterminée, et avant d’y élaborer un plan je savourais l’étonne- ment d’avoir survécu, de posséder des organes intacts et un cerveau pas plus atteint qu’avant, et de gésir sur la partie solide de la planète. Mon appartement parisien devenait le rivage inconnu et je résistais au besoin d’aller aux toilettes, pour garder plus longtemps la curiosité de la mystérieuse peuplade que je ne manquerais pas d’y croiser.

À la flexion, c’était l’unique imperfection de mon état : j’aurais voulu pouvoir le partager avec quelqu’un. Nausicaa ou le Cyclope m’au- raient convenu. L’amour ou l’amitié seraient des caisses de résonance idéales à tant d’émerveillement.

« Il me faut un compagnon ou une compagne de beuverie », ai-je pensé. J’ai passé en revue les gens que je connaissais à Paris, je venais à peine de m’installer. La liste courte de mes relations comportait soit des personnes très sympathiques, mais qui ne buvaient pas de champagne, soit de vrais buveurs de champagne qui ne m’inspiraient guère de sympathie.

J’ai réussi à me rendre aux toilettes. De retour, j’ai regardé par la fenêtre la maigre vue de Paris qui s’offrait à moi : des piétons foulaient les ténèbres de la rue. « Ce sont des Parisiens, ai-je songé à la manière d’une entomologiste. Il me paraît impossible que parmi tant de gens je ne puisse trouver l’élu ou l’élue. Dans la Ville lumière, il doit y avoir quelqu’un avec qui boire la lumière. »

 

 

J’étais une romancière de trente ans qui débarquait à Paris. Les libraires m’invitaient à dédicacer chez eux, je ne refusais jamais. Les gens affluaient pour me voir, je les accueillais avec le sourire. « Elle est gentille », disait-on.

En vérité, je pratiquais une chasse passive. Proie des curieux, je les regardais tous en me demandant ce que chacun vaudrait comme compagnon de beuverie. Prédation combien hasardeuse, car enfin, à quel signe détecte-t-on un tel individu ?

Déjà, le mot « compagnon » n’allait pas, qui a pour étymologie le partage du pain. Il me fallait un convignon ou une convigne. Certains libraires avaient l’heureuse initiative de me servir du vin, parfois même du champagne, ce qui me permettait de jauger dans l’œil des gens l’étincelle du désir. J’aimais que l’on ait pour mon verre un regard de convoitise, pourvu qu’il ne fût pas trop appuyé.

L’exercice de la dédicace repose sur une ambiguïté fondamentale : personne ne sait ce que l’autre veut. Combien de journalistes m’ont- ils posé cette question : « Qu’attendez-vous de ce genre de rencontres ? » À mon sens, l’interrogation est encore plus pertinente pour la partie adverse. À part les rares fétichistes pour qui la signature de l’auteur compte réellement, que viennent chercher les amateurs d’autographes ? Pour ma part, j’éprouve une curiosité profonde envers ceux qui viennent me voir. J’essaie de savoir qui ils sont et ce qu’ils veulent. Ce point n’aura jamais fini de me fasciner.

Aujourd’hui, la question est un peu moins mystérieuse. Je ne suis pas la seule à avoir observé que les plus jolies filles de Paris font la queue devant moi, et je remarque avec amuse- ment que beaucoup de gens fréquentent mes dédicaces pour draguer ces beautés. Les circonstances sont idéales, car je dédicace à une lenteur accablante, les séducteurs ont donc tout leur temps.

Mais mon récit se situe fin 1997. À cette époque, le phénomène sautait moins aux yeux, ne serait-ce que parce que j’avais alors moins de lecteurs, diminuant ipso facto la probabilité d’y inclure des créatures de rêve. C’était des temps héroïques. Les libraires me servaient peu de champagne. Je n’avais pas encore de bureau chez mon éditeur. Je repense à cette période avec le même effroi ému que notre espèce quand elle se remémore la préhistoire.

Au premier regard, je la trouvai si jeune que je la pris pour un garçon de quinze ans. Cette juvénilité était confirmée par l’intensité exagérée des yeux : elle me dévisageait comme si j’avais été le squelette du glyptodon du Muséum du Jardin des Plantes.

Je suis souvent lue par des adolescents. Quand il s’agit d’une lecture imposée par le lycée, c’est d’un intérêt modéré. Lorsqu’un môme me lit de sa propre initiative, c’est toujours fascinant. Aussi accueillis-je le garçon avec un enthousiasme non feint. Il était seul, ce qui prouvait qu’aucun professeur ne l’envoyait.

 

© Albin Michel 2014

© Photo couverture : Patrick Zwirc ; Photo portrait : Olivier Dion

 

 

Quatrième de couverture > « Au premier regard je la trouvai si jeune que je la pris pour un garçon de quinze ans. » Amélie Nothomb

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Amélie Nothomb, Pétronille, Albin Michel, août 2014, 198 pages, 16,50 €


> Lire la critique de Pétronille par Loïc Di Stefano

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