Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Éric Reinhardt. Extrait de : L’Amour et les forêts


EXTRAIT >

 

J’ai eu envie de connaître Bénédicte Ombredanne en découvrant sa première lettre : c’était une lettre dont la ferveur se nuançait de traits d’humour, ces deux pages m’ont ému et fait sourire, elles étaient aussi très bien écrites, c’est un alliage suffisamment rare pour qu’il m’ait immédiatement accroché.

D’abord un peu précautionneuse, cette lettre était, à mesure qu’elle progressait, de plus en plus féroce et mécontente. De l’ironie, une réjouissante indiscipline, des clameurs de cour de récréation résonnaient dans ses phrases – leur graphie inclinée vers l’avenir suggérait bien l’audace consciente d’elle-même avec laquelle cette inconnue s’était précipitée vers moi par la pensée, comme si sa lettre avait été écrite d’une traite sans être relue avant de disparaître irrémédiablement dans la fente d’une boîte postale, hop, ça y est, trop tard, au terme d’une course irréfléchie, fougueuse, qui sans doute avait démarré à la seconde où la jeune femme avait posé la plume de son stylo sur le papier, déterminée, en se refusant la possibilité de tout retour en arrière. Il me paraissait évident que le pilote authentique de ces deux pages avait été la timidité, timidité que leur auteur avait soûlée au sardonique afin d’être sûre de mener l’entreprise à son terme. C’était une intuition relativement vaporeuse, une intuition que j’aurais eu le plus grand mal à étayer à partir d’exemples précis prélevés dans ces deux pages, mais l’élan même de cette lettre, de nature composite, intimidé et audacieux, respectueux et cavalier, sérieux et désinvolte, intelligent et ingénu voire enfantin (donc d’une nature continuellement paradoxale), m’a fait penser que cette lectrice fuyait par ce moyen une situation qui ne lui convenait pas, qui la faisait souffrir ou lui était tout simplement intolérable : cette lettre était comme une urgente échappatoire (je le sentais confusément), mais une échappatoire dont son auteur ne pouvait pas présumer si elle non plus ne la fracasserait pas contre un mur d’indifférence ou de mépris condescendant, donc de silence, d’où les efforts qu’elle s’obligeait à faire – toutes les trois ou quatre phrases – pour ne pas y croire elle-même tout à fait, ainsi éviterait-elle toute déception trop cuisante si d’aventure cette tentative restait infructueuse. J’ai perçu toutes ces choses devant la porte de mon appartement, en manteau, après avoir ramassé sur le paillasson, alors que je sortais, réexpédiée par ma maison d’édition dans son enveloppe d’origine (bleu pâle, postée à Metz, raturée par une stagiaire qui y avait ajouté mon adresse), cette première lettre de Bénédicte Ombredanne, que j’ai lue intégralement sur le palier sans descendre une seule marche de l’escalier.

Ces impressions initiales ont toutes été vérifiées par les faits.

Le plus simple aurait été que je produise ici cette lettre in extenso, mais je l’ai malheureusement égarée.

La colère de cette jeune femme concernait le rejet de sa candidature pour faire partie du jury d’un prix littéraire décerné par les lecteurs d’un magazine, et ce qui l’attristait le plus, dans cet échec, m’écrivait-elle, était qu’elle ne pourrait peser dans les débats en faveur de mon roman, afin que ce soit lui qui obtienne ledit prix.

Ah, quest-ce que cette lettre me plaisait !

Comme elle avait fait figurer, sous sa signature, une adresse électronique, je lui ai envoyé dès le lendemain un message de remerciements. Les deux pages quelle avait eu la gentillesse de menvoyer mavaient procuré un grand plaisir, je les avais trouvées spirituelles et magnifiques, cétait pour moi un motif de fierté que mon travail puisse sattacher des lecteurs de sa qualité, ai-je écrit à cette jeune femme.

Jai ru de nédicte Ombredanne, par mail, quelques semaines plus tard, une lettre qui détaillait ce quelle avait aimé dans mon roman. Cétait un texte de toute beauté, vibrant et lumineux, elle sétait abstenue cette fois-ci de faire le moindre humour.

Jai retrou cette intensité du sentiment dexister déjà perçue dans son premier envoi. Non parce que ma lectrice y témoignait dun insolent bonheur : cétait en creux, par défaut, en suggérant quelle était confrontée à des vides, à des obstacles, à des entraves, quelle exprimait lintensité de sa présence au monde un jour, à force de le vouloir, elle parviendrait à être heureuse, semblait-elle vouloir dire. Elle ne donnait aucune indication sur la nature des contrariétés rencontrées, jignorais si ce qui lempêchait dêtre heureuse prospérait en elle-même ou dans son entourage (quil soit professionnel ou familial), mais en revanche sa volonté dy résister, de les combattre, peut-être un jour den triompher circulait dans les profondeurs de sa lettre avec incandescence. Ce qui accentuait cette intuition que nédicte Ombredanne nallait pas très bien, cétait aussi limportance quelle accordait aux livres quelle adorait, une importance que je sentais mesurée : comparable à un naufragé qui dérive en haute mer accroché à une bouée, elle les voyait comme détourner leur route et sorienter lentement vers sa personne de toute la hauteur de leur coque, cétait bien eux qui allaient vers elle et non linverse, comme sils avaient été écrits pour lextraire des eaux sépulcrales elle sétait résignée à attendre une mort lente. En cela je dois admettre que les lecteurs de cette catégorie nont pas une attitude ni des attentes fort différentes des miennes : moi aussi jattends des livres que jentreprends décrire quils me secourent, quils membarquent dans leur chaloupe, quils me conduisent vers le rivage dun ailleurs idéal. Elle me voyait comme un capitaine au long cours qui laurait distinguée dans les flots depuis le pont de son navire et qui serait venu la sauver.

nédicte Ombredanne me confiait quelle avait perçu quelque chose de vital dans mon roman : il avait été écrit parce quil devait lêtre. De la même manière que toute personne qui est née doit absolument saccepter et se réaliser un jour telle quelle est pour ne pas mourir (je me suis dit quelle avait forcément songé à elle en composant cette phrase curieuse), elle pensait que par ce livre je métais trouvé et transcendé, justement pour ne pas mourir. Lautre versant du vital cest que les quatre personnages que javais créés avaient la possibilité de donner vie à leur tour : ces destins pas si roses provoquaient chez le lecteur un optimisme fou.

Je précise que dans ce livre javais tressé les trajectoires dun propriétaire de hedge fund établi à Londres, dun chômeur longue durée vivant reclus chez sa mère en grande banlieue, dun géologue travaillant en Allemagne pour le leader mondial de la chaux, enfin dun écrivain aimant passer du temps à la terrasse dun café du Palais-Royal, le Nemours (moi, sous mon propre nom). Avec ce livre, javais voulu créer un espace mental : les quatre lignes narratives quil entrecroise ne se rencontrent jamais, le lecteur découvre progressivement que ces protagonistes sont différentes modalités dun seul et même individu. Je leur ai donné la même enfance, les mêmes parents, les mêmes goûts, les mêmes aspirations, le même tempérament, la même intelligence et les mêmes références culturelles, mais cette essence quils partagent, identitaire, se décline différemment selon les expériences quils vivent à partir de leur dix-huitième année et surtout en fonction du milieu dans lequel chacun deux finit par faire sa vie : le lecteur voit quatre fusées identiques sélever du même lanceur, mais dans quatre directions opposées. Sous les contrastes de ces travestissements socioprofessionnels, on continue de perce- voir la substance quils ont en commun, qui continue de diffuser la même lueur inaltérable : seuls diffèrent le dosage et lacclimatation des ingrédients qui la constituent, le contexte de chacune de ces expériences finissant naturellement par les définir. Que serais-je devenu si je navais pas rencontré Margot, ma femme, à vingt-trois ans ? Cette question est le principe qui a donné sa forme à mon roman : je me suis décliné en spéculateur financier, en révolté terroriste et en salarié résigné, en plus de me mettre en scène moi- même, sous mon propre nom, en écrivain insatisfait. À mesure que le roman progresse, les personnages donnés demblée pour fictionnels peuvent offrir le sentiment de devenir effroyablement véridiques, tandis que les contours a priori documentaires de lécrivain finissent par sestomper dans les brumes dun récit féerique, comme sil saffranchissait de tout réalisme. Suis-je un rêve ? De quel autre personnage  chaque  personnage  de  ce  roman est-il le songe, lhypothèse cauchemardesque, lespoir, lintime frayeur ? Qui est réel et qui ne lest pas ?

 

© Gallimard 2014

© Photo : Catherine Hélie

 

 

Quatrième de couverture > À l'origine, Bénédicte Ombredanne avait voulu le rencontrer pour lui dire combien son dernier livre avait changé sa vie. Une vie sur laquelle elle fit bientôt des confidences à l'écrivain, l'entraînant dans sa détresse, lui racontant une folle journée de rébellion vécue deux ans plus tôt, en réaction au harcèlement continuel de son mari. La plus belle journée de toute son existence, mais aussi le début de sa perte.

Récit poignant d'une émancipation féminine, L'amour et les forêts est un texte fascinant, où la volonté d'être libre se dresse contre l'avilissement.

Éric Reinhardt, né à Nancy en 1965, est romancier et dramaturge. Il vit et travaille à Paris. Ses deux derniers romans, Cendrillon (2007) et Le système Victoria (2011), ont rencontré un important succès.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Éric Reinhardt, L’Amour et les forêts, Gallimard, août 2014, 368 pages, 21,90 €

Aucun commentaire pour ce contenu.