Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Thierry Beinstingel. Extrait de : Faux nègres


EXTRAIT >


Faux espoirs, rien ne subsiste de nous : ni traces, ni repos. Ni l’attente, ni le temps, ni la manière : rien. Du vide : tout s’est évanoui dans la pesée des jours, les aubes laiteuses et les couchers flamboyants. Qu’émerge une flaque de verdure, une prairie étale et immuable depuis que le déluge laissa s’enfoncer son eau dans le sol, que soient modelés au hasard des pas sur sa terre meuble : voici les orteils, l’empreinte du talon, reconnaissables de notre grande race.

 

Ce que nous disons après, c’est de la fortune humaine, des mots composés et dont on se pare : peaux de bêtes, homme des cavernes, périodes de glace et de feu, mammouths ou rhinocéros laineux. Nous sommes vaillants face à eux, les deux pieds dans la neige, toute une imagerie. Mais ici le sol est lisse, l’herbe fraîche et dense, collines douces, chevelures de forêts, mère nature bien campée sous un ciel apaisé. Il faut aller dans les bois, en revenir avec des arbres et construire des cabanes là, près du cours d’eau.

 

Il ne reste rien de ce temps-là, les pieux qui formaient les maisons sont dissous dans l’humus. La boue elle-même est mangée par les chiens. Persiste l’herbe verte, saison après saison, jusqu’à cette roche énorme, soulevée à plusieurs et lâchée au milieu de la prairie dans des éclaboussures émeraude. C’est la première, on invente le mot pierre, en voici d’autres, on assemble le pluriel, les murs, les toits. Nous avançons, singuliers et grégaires.

 

Autour de la pierre originelle, l’endroit a pris forme : un enclos de branches pour garder les cochons de la forêt, un endroit arraché à l’herbe, grattée d’abord à la main, puis par des bœufs. Nous nous organisons et la forme per- dure : d’autres enclos, d’autres maisons, d’autres hommes groupés vers le cours d’eau appelé maintenant rivière.

 

La pierre originelle, il faudrait la chercher. Est-elle sous l’église, enfouie dans la terre, parmi des cendres, perdue au milieu des gravats ? A-t-elle été déplacée, jetée à la rivière lorsqu’on a construit le premier pont ? Tous ces efforts pour amener la vie ici, s’équiper, modeler le paysage, et construire, élever, édifier, ériger, échafauder, s’établir, s’installer, fonder. On pourrait croire les hommes raisonnables. Nous cassons, défaisons, quittons aussi.

 

Vêtements : découper, tisser, quel génie a eu l’idée en premier ? On se couvre et ce geste nous distingue des autres animaux. Jusqu’à présent, nous les avons imités : les oiseaux et leurs nids en regard de nos cabanes de branches, les parcs à bétail à force d’observer les fourmis qui élèvent des pucerons. Avec les habits, nous inventons la coquetterie, les bijoux, la possession, la jalousie.

 

Une chose nous rappelle à l’animal : le sang. Celui que versent nos chasses et celui du premier d’entre nous tué par un semblable. On découvre cette jouissance : voir un identique pantin, bras et jambes pareils, le corps étalé, la main qui se crispe dans la poussière. Et le sang jailli, échappé, en mince filet ou à gros bouillons, deux trous rouges au côté droit : un plaisir sauvage à savourer et la poésie en hommage pour l’éternité à venir.

 

Voilà notre histoire.

 

Nous pouvons faire plus court aussi. Les dinosaures, l’homme, la nature, toutes ces paroles pour se raconter et atteindre ce coin de verdure traversé d’une rivière si menue, si hésitante dans ses méandres de frais cresson bleu qu’elle semble à tout moment vouloir rentrer dans le sol : vous êtes arrivés parmi nous, c’est ici.

 

© Fayard 2014

© Photo : Tina Merandon

 

 

Quatrième de couverture > Lors de la dernière présidentielle, c’est dans un petit village de l’est de la France qu’un parti d’extrême droite réalise son meilleur score. Des journalistes sont dépêchés pour se pencher sur le phénomène.

Parmi eux, de retour en France après avoir passé vingt ans au Moyen-Orient, coupé du pays natal depuis trop longtemps pour manier un discours de circonstance, Pierre arrive sur les lieux. Accompagné d’un preneur de son aveugle, hébergé dans un gîte rural, il écoute les habitants éluder ses questions, parler d’invasions qu’ils n’ont pas subies ou évoquer une pierre préhistorique enfouie sous les fondations de l’église. Chacun réinvente une histoire différente mais les protagonistes ignorent encore qu’un drame va les réunir.

Mêlant une narration romanesque avec le langage collectif, Faux nègres confronte notre histoire avec l’actualité la plus récente.

 

Thierry Beinstingel est l’auteur de dix romans, parmi lesquels Retour aux mots sauvages (2010) et Ils désertent (2012) pour lequel il a reçu le prix Eugène-Dabit du roman populiste et le prix Jean-Amila Meckert.

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Thierry Beinstingel, Faux nègres, Fayard, août 2014, 432 pages, 20 €

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