Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Christophe Bataille. Extrait de : L’Expérience


EXTRAIT >

 

Certains ont pris leur masque à gaz et une arme, d’autres leur matériel de transmission. Les matricules étaient illisibles. J’ai serré le rouleau de pages blanches dans ma paume, et nous sommes sortis.

Il a fallu de nouveau longer les couloirs de ciment. À suivre les tuyaux gris qui s’échappaient de tous côtés, je songeai soudain à la conjecture de Syracuse : quoi de plus rassurant que les mathématiques ? Je me répétai l’enchaînement indécidable : la durée de tout vol est finie ; la durée de tout vol en altitude est finie ; tout vol a un nombre fini d’étapes paires ; tout vol a un nombre fini d’étapes impaires ; tout vol a un nombre fini d’étapes paires en altitude ; tout vol a un nombre fini d’étapes impaires en altitude. Et puis quoi ?

Je sursautai : cette suite n’avait-elle pas changé de nom dans le laboratoire nucléaire de Los Alamos ?

 

Nous avons marché un quart d’heure jusqu’à une porte de ciment. Le capitaine a saisi un long code chiffré et un rai brûlant nous a traversés : le désert. J’ai porté la main à mon front ; tout était douloureux et gris. Nous avons baissé nos capuches, enfilé nos masques et suivi le tunnel jusqu’à la lumière. Il n’y avait plus d’hommes. C’était le monde du gravier, du feu, des gazelles perdues.

Comme prévu, j’ai repéré les panneaux numérotés. Nous partions de 100. La suite de Reggane était pauvre.

Après quelques mètres, je me suis retourné. Le sas avait disparu, seulement dominé par un petit fanion français, et notre capitaine, et les barbelés. La terre même a glissé dans ses plis. Nous étions enfermés.

 

Depuis ce jour, mes mains sont sèches. J’essaie des crèmes. Des savons. Je me masse à l’huile d’amande. Mais rien à faire : mes phalanges sont cuites, ma paume est raide comme s’il manquait de la toise. M’a-t-on prélevé une livre de chair ? Et pour quel manquement à quel contrat ?

Souvent je saigne. Je ne peux plus caresser ma femme : elle m’embrasse et me glisse :

— Laisse-moi faire.

Elle fait une chose folle, elle suce mes doigts, elle les embrasse, elle boit mon sang. J’ai honte.

Maintenant je porte des gants. Je voudrais que mes mains soient comme l’aine ou les paupières des enfants : un pli de noblesse.

 

Après ces dizaines d’années, je ne dis plus rien. Je ne pense plus. Seule la peau, tachée, brune, effrayante, parle.

 

Après une demi-heure de marche, nous avons atteint le panneau numéro 1. Une plaque si française, blanche et bordée de bleu indiquant un village, une route fichée dans la terre.

Mais il n’y avait rien ici. Trois cents mètres plus loin, un éclat de métal a fusé vers nous ; c’était là. Un panneau Zéro indiquait la tranchée. Mes hommes sont descendus péniblement. La sirène a retenti de nouveau, puissante, incroyable en ces lieux. J’ai cherché des haut-parleurs sur l’horizon flottant.

Il m’a semblé voir un câble tendu vers le ciel : c’était absurde. J’ai frotté ma visière, et le mince pylône a disparu.

Assis au fond de la tranchée, je savais qu’il nous restait quinze minutes. J’ai placé le compteur entre mes jambes et j’ai levé la main toutes les soixante secondes.

Les hommes cherchaient mon regard : c’est ça, être un chef : être sans regard ; ou montrer des yeux si vides qu’ils en paraissent décidés. Nous respirions mal. Le secret comprime tout. À trois minutes, je suis allé regarder chacun à travers son masque. Ils pleuraient, les enfants. Tous. Je pleurais aussi. Alors la sirène n’a plus cessé. Nous avons enfoncé la tête entre nos coudes et nos cuisses, comme nous l’avions appris  mais pour quelle expérience ? À une minute, je n’ai pas levé la main car ils savaient, et ce hurlement mécanique nous tient, jusqu’à aujourd’hui.

Quand notre fille est née, j’ai connu une sensation proche : une lente plongée dans le temps, douce et si peu humaine. Je caressais le front de ma femme en silence : qui l’emportait ? La souffrance ? La vie ? Ou le temps ? C’était la conscience absolue de tout, évidemment impossible, mais il y a l’enfant : soudain l’être sanglant et doux sur le ventre de sa mère. Est-elle la mère ? Est-elle ma femme ?

On traverse, on vit, on ne sait pas ce qui a eu lieu.

Après ça, quand la sirène s’est arrêtée d’un coup, nous n’étions plus humains. Nous étions dans l’histoire.

 

À la dernière minute, enfin, j’ai vu ma propre mère : son beau visage en sueur, ses yeux mi-clos d’avant sa mort. Elle avait vingt ans, j’allais naître dans cette clinique de l’Ouest, respirer, la rencontrer, choir dans sa douceur, mais non : me souvenir.

Quand je fixe longtemps une photographie d’elle, je ne sais plus : l’ai-je connue ? Ou bien non ?

Or ce visage de jeune morte qui ne put caresser son premier-né, désormais, c’est moi. Il ne fut pas qu’une hypothèse humaine.

 

Je ne suis pas retourné à Metz. Je sais que mon oncle y a vécu en garnison, à la fin des années 1930. Ma tante se souvenait du grand bal annuel : elle m’a montré, tard, son carnet de toile où un colonel s’était inscrit : le colonel de Gaulle. Ce bel objet a disparu, emportant ma tante, son unique robe longue, crème et crinoline, la graphie altière du grand homme, son uniforme, la fortification, la ligne Maginot, la ville, notre histoire.

Metz n’existe plus. Ni même Satory, l’immense parking militaire fiché entre forêt, autoroute et parc de Versailles.

 

© Grasset 2015

© Photo : JF Paga

 

 

Quatrième de couverture > « Je suis sorti de la tranchée et tout de suite ses yeux m’ont fixé : deux prunelles de cendre. C’était une chèvre, une pauvre chèvre que nous n’avions pas vue, enchainée sur la plaine, face au pylône et à la bombe. Un chevreau semblait s’abriter derrière elle, sur ses pattes tremblantes. Tous deux étaient comme cuits. J’ai abandonné mon compteur, et la chèvre s’est mise à hurler. Le chevreau était tombé sous elle. Il y avait ce cri, mécanique, sans être, un cri à nous rendre fous. Pour ce cri, j’aurais renoncé à la France. »

Avril 1961, dans le désert algérien. à trois kilomètres de ce point inconnu, une tour de cinquante mètres porte une bombe atomique. Le jeune soldat qui parle, accompagné d’une petite patrouille, participe à une expérience. Il est un cobaye.

C’est cette zone d’intensité́ extrême que nous livre Christophe Bataille. Face à l’histoire et à la mort, il reste les mots, les sensations, la douceur du grand départ puis la lumière.

 

Christophe Bataille est romancier. On lui doit notamment Annam (Prix du premier roman), Le rêve de Machiavel (Grasset, 2008), et, avec Rithy Panh, L’élimination (Gras set, 2012, prix Joseph Kessel, prix Aujourd’hui, prix de la SGDL, prix essai France Télévisions, Grand Prix des lectrices de Elle).

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Christophe Bataille, L’Expérience, Grasset, janvier 2015, 88 pages, 12 €

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