Annick Geille est écrivain, critique littéraire et journaliste. Elle rédige une rubrique mensuelle pour le journal Service Littéraire et dirige la Sélection en ligne du Salon littéraire. Elle vient de publier son onzième roman, Rien que la mer, aux éditions La Grande Ourse.

Gérard Depardieu. Extrait de : Ça s’est fait comme ça


EXTRAIT >

 

Comment échapper à la connerie ?

 

Tu te maries à vingt et un ans, tu es père à vingt-deux, tu bosses comme un bœuf, tu ne vois pas ton enfant, après tu en as un autre… Élisabeth, Guillaume et Julie : je les emmène tous les trois en Italie, sur le tournage de 1900. Sept mois de tournage. Le film a coûté neuf millions de dollars et il dure plus de cinq heures. Ce sont des mois plutôt joyeux, Élisabeth et les enfants habitent Rome pendant que je tourne dans la campagne, c’est l’été, puis l’automne, je les rejoins quand je peux, Élisabeth aime l’Italie, moi aussi, je ne cours plus après le fric et nous n’avons pas encore les contraintes de l’école pour les petits.

C’est au retour que ça se gâte. Guillaume entre à l’école dans cette banlieue ouest qui pue la prétention et le mensonge, et moi je me coupe la bite avec un couteau électrique dans La Dernière Femme de Marco Ferreri. C’est Marcel Aymé dans les cours de récréation, là-bas, chez les bourgeois : il fait pas bon être juif, arabe ou nègre. Être le fils de Depardieu est aussitôt lourd à porter pour Guillaume. Ni lui ni Julie ne rapporteront jamais à la maison tout ce qu’ils entendent, ce ne sont pas des mouchards, mais ils laissent échapper des bribes et c’est bien suffisant pour deviner ce qu’ils encaissent. Quand tu fais des films comme Les Valseuses (1974), Maîtresse, de Barbet Schroeder (1975), ou La Dernière Femme (1976) ; quand tu joues les petits truands, les baiseurs, que tu te coupes la bite avec un couteau électrique ; quand tu interprètes Handke au théâtre et que tous les soirs tu balances ce que je balançais ; quand tu te pointes sur les plateaux de télévision avec Gainsbourg ou Coluche, eh ben, ça finit par déranger dans la banlieue ouest. Là-bas, c’est le paraître et le faux cul, ils ont quarante ans et ils sont déjà morts. Jamais ils n’iront au bout d’eux-mêmes. Ils ont leur boulot, leurs deux gniards, bobonne qui se fait tringler par le mec qui passe et l’autre con de mari qui rentre de chez sa maîtresse la queue basse pour se coucher à côté d’une femme qu’il ne touche plus. Le samedi, c’est barbecue sur le gazon, et le dimanche soir engueulade. C’est ça la banlieue ouest. Guillaume et Julie l’ont compris très vite. D’ailleurs, Guillaume se barrait toujours à Paris sans que je le sache. À douze ans, il faisait comme moi au même âge, il se tirait, il prenait le train, il passait la nuit dehors et il rentrait le matin pour aller à l’école. Après, il a entraîné sa sœur, elle n’était pas tout à fait d’accord, mais elle y est allée quand même. Et après, il y a eu les malentendus, les mensonges, la drogue… Moi, je n’étais jamais là, c’est la mère qui a tout pris. Au début, quand Guillaume était petit, on a tenté d’en rire. Il a tenté d’en rire, lui aussi, et d’en faire marrer ses copains d’école. Il y avait des postiches de bite à la maison, tu la coupes et le sang jaillit. Guillaume sortait la boîte à postiches et les gamins jouaient avec ça. Ça peut sembler marrant, mais il se passait forcément quelque chose dans sa tête quand il s’entendait dire : « Tiens, ça, c’est la quéquette de mon père dans le film, je vais la couper et tu vas voir. Regarde bien ! »

J’ai voulu leur donner la liberté, comme moi je l’avais eue, mais je pense que ça a été dur pour eux d’être libres derrière une espèce de con comme moi qui passait son temps à bousculer les braves gens, à leur montrer des choses qu’ils n’avaient pas envie de voir, à leur dire des choses qu’ils n’avaient pas envie d’entendre. C’était plus facile pour moi d’être le fils du Dédé qui ne dérangeait personne que pour eux d’être les enfants de Depardieu. Toute la difficulté, c’est de trouver comment échapper à la connerie de ce que les gens racontent sur un type comme moi. Comment échapper à ça quand tu es petit ? Ça abîme tout, ça pervertit tout. Tu as six ans, huit ans, qu’est-ce que tu veux répondre à un morveux qui te dit que ton père est un voyou, un pervers, un assassin qui va foutre en l’air l’ordre moral – enfin tout ce que le gosse a entendu dire chez ses parents ? Et bientôt, en plus de tout ça, que je suis l’ami des dictateurs parce que je dîne avec Fidel Castro, en attendant de bouffer avec Poutine, qui sont mes amis, c’est vrai. Et alors ? Tous ces gens n’ont rien compris, c’est terrifiant. La vérité, c’est que je n’ai pas changé d’un iota de ce que j’étais à douze ans. Je continue de mener ma vie de la même façon, d’être l’ami de qui je veux, sauf que tout cela retombe sur la tête de mes enfants.

Bon, mais je ne vais certainement pas m’user à culpabiliser. Il y a longtemps que j’ai chié sur la culpabilité. C’est pour ça qu’à un moment j’ai fini par dire à Guillaume et Julie : « Mais enfin merde, qu’est-ce que vous voulez à la fin ? Changez de nom, bordel, si ça vous gêne. Je comprends que ça puisse être pénible d’avoir ce nom s’il y a des connards qui sont là toute la journée… » Je leur ai dit et répété. Il y a plein d’artistes qui ont changé de nom et les enfants sont tranquilles à l’école. 

 

La famille, cette saloperie

 

Guillaume, ses demandes, ses souffrances, j’ai mis du temps à les comprendre, et je n’ai pas su y répondre. J’ai mis du temps à devenir père, au début je n’ai pas su, j’ai fait comme j’avais vu faire le Dédé, c’était mon seul modèle – le laisser libre, comme le Dédé m’avait laissé libre. Moi, c’est la vie qui m’a tanné. Elle m’a permis de développer des instincts, des intuitions. J’ai su me protéger, lire dans le regard de l’autre, éviter les coups tordus, les grosses conneries. Je suis devenu un instinctif, un redoutable instinctif, je crois. Guillaume, je ne l’ai pas suffisamment habillé pour le mettre à l’abri du feu. J’étais encore un trop jeune père, je n’ai pas su lui expliquer les chemins de traverse, les sorties de secours. J’aurais lui dire : « Attention, là, barre-toi, tu vois la sortie, eh  bien, prends-la tout  de  suite, sinon tu vas te brûler les ailes, mon chéri. »

Quand il était petit, combien de fois je l’ai empêché de toucher au feu : « Non, Guillaume, ça brûle », en prenant sa petite main dans la mienne. Mais « brûler » il ne savait pas, c’était un mot qui ne voulait rien dire pour lui. Un jour, je l’ai prévenu : « Tu vas te brûler, Guillaume », il m’a regardé, il a continué d’approcher son doigt de la flamme, et cette fois je l’ai laissé faire. Il s’est vraiment brûlé, et il a hurlé. Après, il m’en a voulu. Je l’ai pris sur mes genoux, j’ai essayé de lui expliquer : « Il fallait que tu le fasses, mon Guillaume, je ne peux pas toujours t’empêcher, il faut que tu la connaisses, la brûlure. » Malheureusement, Élisabeth a gâché ce moment en se mettant à m’engueuler : « Mais t’es complètement malade ! Il a trois ans, comment veux-tu qu’il comprenne ? Donne-moi cet enfant ! Viens dans mes bras, mon chéri », etc., etc.

Élisabeth est hypersensible, très émotive, elle a peur de tout, ce n’est pas le genre de choses qu’elle peut supporter. En même temps, je le comprends, voir son petit se brûler et ne pas bouger… Je le comprends, mais là, c’était ce qu’il fallait faire et, en m’engueulant, elle nous a mis Guillaume et moi dans une position intenable. La scène s’est beaucoup répétée par la suite, jusqu’au jour où Guillaume m’a menacé avec un couteau, à l’adolescence. Comme avec le feu, je lui ai dit : « Ben approche donc avec ton couteau ! Viens ! Viens ! Tu vas voir ce qui va t’arriver, comme ça tu vas apprendre. » Mais de nouveau Élisabeth s’est mise à hurler et on a basculé en pleine folie – Guillaume avec son couteau, sauvé par sa mère de la confrontation avec son père. Rien que le fait d’empêcher ça, comme l’a fait Élisabeth, c’est laisser l’autre partir dans son délire…

C’était déjà compliqué de n’avoir pour modèle de père que le Dédé, mais face à un modèle de mère que je ne connaissais pas, possessive, angoissée, hystérique, si loin de la Lilette, je me suis senti impuissant. Complètement impuissant. Et j’ai fini par sortir mon épingle du jeu. Je les ai laissés un peu à la traîne, Guillaume et Julie, c’est vrai.

Vingt ans plus tard, quand j’ai eu Roxane avec Karine Sylla, en 1992, j’ai mieux su faire. Et puis là j’ai vu combien les choses peuvent être différentes selon la mère. Karine a reçu une éducation à l’africaine, toujours beaucoup de monde autour des enfants, une grande liberté, pas d’inquiétude, pas d’hystérie. J’ai dû être un meilleur père aussi. En tout cas, Roxane a réussi à capter cette liberté, elle est à l’aise partout, comme moi je l’étais. Avec elle, la relation a été tout de suite plus facile. Comme avec Jean, d’ailleurs, mon quatrième enfant que j’ai eu en 2006 avec Hélène, la fille de François Bizot.

Avec aucune des trois femmes qui m’ont donné des enfants je n’ai fait une famille. Je n’aime pas l’idée de la famille. La famille, c’est une abomination, ça tue la liberté, ça tue les envies, ça tue les désirs, ça te ment. C’est un peu comme l’image à la télévision, elle te ment. L’idée même de la famille est un mensonge. Ça prétend, ça paraît, mais ça chasse l’être, ça l’anéantit. C’est une saloperie, la famille, c’est le phylloxéra de la vie, c’est un champignon qui détruit tout. Ma généalogie, elle est ailleurs. En Russie, en Chine. Pourquoi d’un seul coup, une jeune Chinoise, je me mets à éprouver une attirance pour elle ? Pas seulement physique, mais d’âme à âme ? Alors que nous n’avons aucune langue en commun. Pourquoi je ne supporte pas la chaleur ? Je vis très bien dans le froid, à moins vingt degrés je suis très bien. Je ne sais pas d’où ça vient… Est-ce qu’il y aurait des culs gelés chez moi ? Sans doute. Ma famille, je la sens plutôt vers la Russie, vers la Chine, par là-bas…

Même avec Élisabeth, je n’ai pas fait de famille. Je voulais des enfants, mais pour la suite je ne savais pas – « Je ne sais rien de moi à l’avance, mes aventures m’arrivent quand je les raconte. » D’ailleurs, dès le début, notre histoire ne ressemblait à aucun modèle : la fille de grands bourgeois qui épouse un petit voyou analphabète, elle-même artiste dans un milieu où ça ne se fait pas trop, et puis moi qui me mets à gagner très vite beaucoup plus de pognon que mon beau-père, pourtant polytechnicien. Rien n’était normal chez nous. Guillaume et Julie ont grandi entre le modèle de notre singularité, la mienne surtout, c’est vrai, et la rigidité hypocrite des familles de connards qui nous entouraient à Bougival et dans toute cette banlieue. Je suppose qu’ils ont souffert de ne pas bien savoir quoi choisir, où s’enraciner.


Orly


Ma grand-mère habitait en bout de piste à Orly, elle était dame pipi à Orly où je passais mes vacances quand j’étais gamin. Dans les chiottes d’Orly – j’adorais ça : « Départ à destination de Rio de Janeiro… » Putain, ils s’en vont à Rio ! Et je courais voir. J’allais aussi regarder ceux qui revenaient. « Arrivée en provenance de… » Je voyais toutes les villes du monde défiler : Saigon, Addis-Abeba, Buenos Aires… Moi, j’étais dans les chiottes. Elle, elle nettoyait les chiottes, elle travaillait pour une boîte qui s’appelait L’Alsacienne. Ma grand-mère se rasait, j’étais toujours fasciné. Elle avait un Gillette double lame et elle se rasait. Quand je l’embrassais, je lui disais :

— Tu piques encore, Mémé !

— Je me raserai demain, t’en fais pas…

Dame pipi, la mère de mon père. J’ai longtemps voyagé depuis les chiottes d’Orly d’où j’entendais des noms, des destinations qui me faisaient rêver. Depuis les chiottes, je me disais : « Un jour j’irai ! Un jour j’irai là-bas, moi aussi, et un jour je reviendrai, un jour, un jour… » C’était ça, ma vie. Plus tard, quand j’étais en apprentissage à l’imprimerie, le bruit de la machine dans ma tête… Le bruit de la machine m’emmenait dans des espèces de musiques, de tourbillons, et je me disais : « Putain, j’aimerais bien… ça doit être beau… ce que j’aimerais, tu vois, c’est avoir une maison avec des odeurs de pin, des épines de pin qui te piquent les pieds quand tu marches dessus. Là-bas, j’emmènerais toute ma famille… et moi je partirais à la découverte d’autres choses… » Je rêvais, je partais tout seul dans ma tête. Toujours, tout le temps. Jusqu’au jour où je me suis vraiment barré, mais sans violence. Je ne suis pas parti parce que mon père, le Dédé, était insupportable, ou parce que ma mère, la Lilette, pareil, non, non, je suis parti parce que j’étais libre. J’avais été aimé pour être libre et pour aller là où je devais aller. Je n’ai jamais été ni jugé par mes parents, ni tenu, ni rien du tout. J’ai toujours été libre. 

 

© XO 2014

© Photo : DR

 

Quatrième de couverture > 

Artiste magnifique et extravagant, Gérard Depardieu se laisse conduire depuis l’enfance par sa voix intérieure. Elle lui dicte sa vie, ses choix, sa façon d’être et de regarder le monde. C’est cette voix, d’une absolue sincérité, que ce livre est parvenu à capter pour la première fois.

Dès la première page, Gérard Depardieu nous ouvre son âme, on entre dans son monologue intime et, ainsi, on se met à regarder le monde avec ses yeux. Les yeux d’un enfant qui n’aurait pas dû naître, dont l’école n’a pas voulu, qui n’a rien à perdre puisqu’il ne possède rien et qui va passer sa vie à forcer le destin. Voyou à quatorze ans, devenu comédien par hasard, il a inventé sa vie en homme libre, sans préjugés ni attaches, ignorant les codes, entrant où il avait envie d’entrer et s’accordant partout le soleil.

« Je ne dirais pas : qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse, écrit-il, mais plutôt : donnez-moi ce flacon que je m’enivre de ce que je ne sais pas. »

 

Pages choisies par Annick Geille

 

Gérard Depardieu, avec la collaboration de Lionel Duroy, Ça s’est fait comme ça, XO, octobre 2014, 171 pages, 16,90 €

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